LES RECHERCHES
DE PIERRE BEAUSIRE
Duel mortel à la
Comédie
(suite et fin)
Le procureur
général au côté de l’accusé
Les péripéties de ce duel arrivent à leur terme avec
les conclusions du procureur général (François-André Naville-Gallatin)
qui est très favorable à l’accusé. Il résume le déroulement de toute l’affaire.
Registre du Conseil du 17 juin 1783
Le Conseiller Puerari a présenté la liste des juges et a sommé Renaud, s’il avait quelque objet de récusation, à cotter contre quelques-uns d’entre eux de le faire tout de suite à défaut de quoi il en serait forclos.
Je n’ai rien à objecter contre aucun de mes juges a-t-il déclaré.
Registre du Conseil du 19 juin 1783
Vu les répétitions d’Epiphane Renaud faites par le Conseil le 17 de ce mois arrêté que les témoins soient récolés et confrontés s’il y échoit et qu’ensuite la procédure soit communiquée au Sieur Procureur général pour donner sur icelle ses conclusions.
Registre du Conseil du 21 juin 1783
Recollement de Louis Amaron, ouvrier charpentier, et de Antoine Aguet, charpentier, témoins assignés et assermentés, lesquels ayant ouï la lecture de leurs dépositions reçues les 6 et 7 de ce mois par le Sieur Auditeur De la Rive, ont dit : « ma déposition contient la vérité, je n’ai rien à y ajouter ni à retrancher en icelle ». Lecture faite du présent recollement, ont persisté et signé avec nous.
Louis Amaron – Antoine Aguet
Cayla, conseiller pour le Seigneur secrétaire
Récoller : Lire à des témoins leurs dépositions, pour voir s’ils y persistent.
Registre du Conseil du 27 juin 1783
Nob. Thellusson a été chargé de demander à Epiphane Renaud s’il veut faire plaider ses défenseurs et recevoir l’assistance d’un avocat, d’un procureur et de quatre parents ou amis, puis il a rapporté que le prévenu lui a déclaré qu’il ne veut pas faire plaider ses défenseurs s’en remettant à la justice et à la clémence du Conseil.
Criminel ou victime ?
Conclusions du procureur général
Du 30 juin 1783
Du Procureur général sur la procédure
instruite contre Epiphane Renaud, dit Monaco, soldat au Régiment de la
République, de la compagnie Le Cointe, âgé de 23 ans,
prisonnier, prévenu de s’être battu à coup de baïonnette avec un de ses
camarades nommé Cazel et de l’avoir tué.
Magnifiques et très honorés Seigneurs,
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La procédure en vingt six pièces qui est
sous les yeux de V. S. est claire et simple, toutes les parties en sont
parfaitement concordantes, et les aveux du prévenu ainsi que leurs détails
constamment uniformes dans les trois énoncés qu’il en a fait.
Cette procédure établit que le vendredi soir
sixième de juin, les nommés Renaud dit Monaco et Cazel
tous deux soldats dans le Régiment de la République se sont battus avec des
baïonnettes, sous la scène du nouveau théâtre, que Cazel
a reçu deux coups de cette arme, l’un léger et l’autre mortel dont il est
expiré sur-le-champ.
Le corps du délit est avéré ;
l’homicide a avoué le fait, l’unique question que V. S. doive examiner pour
porter leur sentence est celle-ci :
L’homicide était-il dans le cas d’une
défense légitime ou l’a-t-il frappé sans nécessité ?
C’est sous cet unique point de vue que la
partie publique examinera la procédure.
D’abord M.S. elle observe que dans toutes
ses pièces il n’y a aucune preuve ni même aucune insinuation qui tende à
charger le prévenu d’avoir aggredi le mort.
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Vos Seigneuries verront au
contraire presque à chaque pas qu’elles feront dans cet examen que Renaud dit
Monaco est un homme doux, charitable, point querelleur même dans le vin.
Qu’insulté par Cazel à Suze
il n’avait pas voulu se battre, que provoqué par les propos et les procédés les
plus outrageants à Genève par ce même Cazel, il avait
encore refusé de le faire, il avait même cherché d’empêcher l’effusion de sang
et d’apaiser les querelles élevées entre Cazel et
d’autres soldats,
qu’il s’était saisi des
baïonnettes que Cazel portait pour aggredir un soldat du Régiment, le vendredi même où le duel
eut lieu, qu’il ne voulut pas encore se battre ce même jour lorsque Cazel l’eut maltraité de coups et mis en sang.
Il paraît au contraire que Cazel était un homme querelleur et hargneux qui se
prévalait de son adresse à manier la baïonnette, cherchait chicane à tout
venant pour les obliger à faire usage en se battant avec lui de cette arme dont
il était souvent pourvu à double.
Qu’en particulier Cazel
avait provoqué six fois le prévenu pour l’obliger à se battre contre lui. La
première fois à Suze où malgré les coups et les
insultes dont il l’accabla, il ne put venir à bout de l’y contraindre, le
prévenu ayant craint la rigidité des ordonnances militaires contre ceux qui se
laissaient aller à de tels excès.
Une seconde fois dans la cave du nommé
Favre, à Cornavin, où il dit en s’adressant à Michel,
grenadier, et à lui vous êtes deux capons ensemble, sortez tous deux je vais
chercher des baïonnettes ce sera fait dans l’instant.
Une troisième fois ce même soir Cazel ayant apporté des baïonnettes du quartier où il était
allé les chercher.
Une quatrième fois, le jeudi cinquième juin
à quatre heures du matin, Cazel alla réveiller le
prévenu et le grenadier Michel, pour qu’ils se battissent contre lui et un
Savoyard qui leur fit des excuses des injures dites la veille et ne voulut pas
se battre.
Une cinquième fois le vendredi 6e
juin après midi et pendant le reste de la soirée, Cazel
ne cessa de provoquer et d’injurier le prévenu tant dans la cave du nommé Favre
à Cornavin où il s’était en quelque sorte réfugié
avec Battot, soldat du Régiment de Nassau, pour se
mettre à l’abri des tracasseries du premier. Dans cette seconde rencontre Cazel profitant du moment où le prévenu s’accroupissait
dans l’allée qui joint la cave du cendrier pour faire ses nécessités, lui
enfonça les ongles dans le visage.
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Enfin la sixième provocation de Cazel eut lieu le soir de ce même vendredi, qu’il rencontra
le prévenu entre les deux ponts et le conduisit au quartier en lui faisant
suivre le dessous du parapet, arrivés au bas de la Treille Cazel
arrêta son camarade et lui dit « c’est ici qu’il faut se battre, n’allons
pas plus loin, tu ne m’échapperas pas » et sur le refus précis du prévenu
il le prit par son sarrau, l’entraîna sous la scène de la comédie et tirant
alors de dessous son habit deux baïonnettes « prends en une lui dit-il, il
faut que tu ayes ma vie ou que j’aye
la tienne ».
Le prévenu hésitait encore à prendre cette
arme quand pour l’y forcer Cazel lui porta un premier
coup, Renaud voulut parer en faisant le mouvement d’arracher la baïonnette et
dans cet acte il fut blessé aux deux mains à la fois et dont il porte encore
les marques.
Contraint à défendre sa vie, le
prévenu prit une des baïonnettes et poussa son ennemi, il le blessa légèrement
au col à ce qu’il paraît par le rapport No 20, alors voyant le sang de Cazel couler, « c’en est assez » lui dit-il et il
jeta sa baïonnette à terre mais Cazel insista porta sur
lui avec furie et l’obligea à se mettre de nouveau en défense. Le combat fut
court car un moment après cet adversaire si acharné tomba mort d’un coup qui
lui avait traversé le cœur.
L’unique preuve de la vérité de ce récit est
dans l’uniformité constante des répétitions que le prévenu en a faites, il n’y
a ni ne peut y avoir dans toute la procédure aucun autre moyen de preuve pour
un fait de nature à devoir se passer de témoins.
Mais aussi M. S. il n’y a au procès aucune
preuve du contraire et rien ne détruisant les allégués du prévenu, ils
subsistent dans toute leur force. Nemine contradicente absolvitus reus (sans contradiction absolue, l’accusé est
libéré) est une maxime d’un égal poids en matière criminelle et en matière
civile.
Il y a plus M. S. toutes les circonstances
relatives à ce fait qui ont eu des témoins ou des moyens de preuves concourent
à étayer le narré du prévenu.
Il n’était que depuis le 30 mai au service
de l’Etat, il n’était pas encore habillé, il portait un sarrau, c’est ce qu’il allègue
dans sa déposition.
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Ce n’est pas lui qui avait les baïonnettes,
il était sans arme, Cazel les portait sur lui toutes
deux. On l’avait vu déjà les jours précédents préparé de cette manière
cherchant un ennemi à la vie duquel il en voulait et sans la prudence du
grenadier Baï cette affaire aurait eu lieu de la même
manière déjà le jeudi matin.
Ce n’est point avec sa baïonnette qu’il a
frappé son adversaire, c’est avec celle qu’il l’a forcé de prendre, la sienne
était au quartier à son fusil (?)
Cazel avait ce soir là du vin, il
était échauffé et capable du plus grand emportement dans la dispute et dans le
vin.
Cazel depuis deux mois dans le
Régiment de l’Etat connaissait le lieu où le combat s’est passé comme très
propre pour un duel, son adversaire depuis six jours à Genève devait absolument
l’ignorer, c’est donc Cazel qui a dû l’y entraîner et
plutôt que d’y être conduit lui-même par Renaud.
Il est prouvé de Cazel
qu’il était coutumier du fait de contraindre ceux avec qui il avait affaire à
se servir contre lui de baïonnette comme Renaud rapporte que cela eut lieu dans
cette dernière rencontre.
Enfin, si Vos Seigneuries ont bien examiné
les blessures que le prévenu porte aux deux mains, elles les trouveront
singulièrement probantes en faveur de la manière dont il raconte le
commencement du combat.
Il prétend les avoir reçues avant d’être
armé, lorsque Cazel lui porta un premier coup pour
l’obliger à se mettre en défense et qu’alors il essaya de parer et d’arracher
la baïonnette.
Effectivement M. S, ces deux blessures l’une
à la main gauche qui paraît légère glisse sur le dos de la main près des
doigts, l’autre à la droite qui empoigne le fer, glisse et tranche plus
fortement sous le talon du poignet.
Dans l’action de se battre M. S. il est
extrêmement probable que ni l’une ni l’autre de ces blessures n’eut été
reçues : celle de la main gauche parce qu’on ne pare pas avec la main nue
les coups d’une arme courte dans la chaleur de l’action d’un duel ; celle
de la main droite parce que la poignée de la baïonnette eut précisément appuyé
sur la place où est la blessure, si le prévenu eut été armé, et que dans ce cas
cette place devenait le seul endroit où il fut invulnérable.
D’après ce résumé des circonstances du duel
du prévenu et de Cazel, la partie publique ne trouve
aucun fait ni aucun témoignage qui serve le moins du monde les défenses et le
narré du prévenu, elle ne croit pas que V. S. puissent refuser de la rendre
ainsi à leur évidence.
Elle ne voit dans le prévenu qu’un homicide
par nécessité qui a tué dans le cas d’une légitime défense sans avoir provoqué
qui s’est mis en état d’ôter la vie à la dernière extrémité lorsqu’il s’est vu
en péril pour sa vie.
Il y a plus M. S. la modération, la prudence
du prévenu sont tellement caractérisées au procès par tous les détails de sa
conduite, qu’il est impossible à l’homme qui pèse ses actions de lui refuser
son approbation dans son malheur.
Mais si le juge ne peut aller
jusque là M. S. du moins dispensera-t-il la partie publique de s’entourer ici
de lois d’Autorités et de commentaires pour justifier un jugement d’absolution
que V. S. ont déjà dû prononcer dans leur cœur à la simple lecture des pièces.
Dans ces sentiments M. S. la partie publique
conclut avec la plus vive joie de trouver un innocent dans un malheureux qui
était sous fait d’un délit capital ; à ce qu’il plaise à M. S. déclarer
Renaud dit Monaco innocent de crime de meurtre, en conséquence le renvoyer
absous avec dépens, laissent au Tribunal militaire de prononcer si Renaud doit
reprendre son état de soldat dans la garnison ou si le bon exemple exige qu’il
en soit exclus. Le tout néanmoins sans dégradation. (facile, il n’était que
recrue).
Genève, 30 juin 1783 Naville,
Proc Gal
Recueil de Conseil, du 1er juillet 1783
Monsieur le Premier a invité le Conseil à procéder au jugement d’Epiphane Renaud dit Monaco, vu les conclusions du Sieur Procureur général, vu la procédure, passant en jugement dudit Renaud, ledit ayant été duement atteint et convaincu de s’être battu à la baïonnette contre un soldat du Régiment de la République, lequel avait été tué, et ce néanmoins avait été provoqué à diverses reprises et d’une manière violente par ledit soldat ; l’avis en deux tours a été de le déclarer absous du crime d’homicide volontaire, et de se contenter de la condamner à être amené céans pour être censuré de sa conduite dont il demandera pardon à Dieu et à la Seigneurie, aux prisons qu’il a subies et en outre à un mois de prison en chambre close et à ses dépens ;
Ce qui lui a été prononcé et il a satisfait à la réparation.
L’exercice avait lieu de 3 h. à 4 h. et l’appel
du soir à 9 h. Il y avait aussi des heures de garde.
Cazel a été tué le vendredi 6 juin 1783 vers 8
heures du soir.
De la Rive, probablement Pierre-Louis (1753-1817). Destiné
tout d’abord à la magistrature, il suivit son penchant pour les arts, se fixa à
Céligny et s’adonna à la peinture des paysages.
Naville-(Gallatin),
François-André
(1752-1795), conseiller d’Etat, procureur général, il demanda sa décharge en
1790 en raison de la situation politique, puis devant le tribunal
révolutionnaire de 1795, il fit l’éloge du précédent gouvernement et fut
fusillé le 2 août 1795 par un piquet de la garnison.
Thellusson, Isaac-Louis
(1727-1801), des Deux-Cents en 1750, conseiller en 1773, syndic de 1785 à 1789.
Son père l’avait destiné à la carrière militaire et lui avait acheté en 1774 un
brevet d’une demi-compagnie dans le régiment des gardes suisses. Dix ans plus,
ayant épousé une riche héritière, il était déjà « capitaine en
retraite » et se contenta de gérer sa fortune par le truchement de membres
de sa famille, banquiers à Londres. Il était un
farouche représentant du parti des « négatifs » c’est-à-dire
des conservateurs du pouvoir aristocratique.
Thellusson
Puerari, Marc-Alexandre (1738-1797),
conseiller d’Etat en 1781, d’Etat de 1782 à 1797.