CHRONIQUE DU XIXe SIÈCLE

 
                                                                                               

 

 

Grand assaut d’armes

au Bâtiment Electoral en 1893

 

 

Le dimanche 17 décembre prochain à 8 h. 30, au Bâtiment Electoral aura lieu un grand Assaut d’armes public sous la présidence d’honneur de M. le professeur G. Bardin, chevalier de la Légion d’honneur, et avec le concours des principaux maîtres d’armes de la Suisse romande.

Le programme de cette réunion comprendra des assauts entre professeurs, prévôts et amateurs. On espère la présence d’un maître italien qui tirera avec deux de nos meilleurs professeurs.

Me G. Bardin
 
« Union Sportive » du 28 novembre 1893

 

De nombreux maîtres d’armes de notre ville et de l’étranger se sont déjà fait inscrire pour cet assaut qui sera une véritable solennité d’escrime. Une de nos musique prêtera son concours et une partie des recettes sera versée dans la caisse de la « Société de Solidarité en faveur des Pauvres honteux », cette institution de création récente dont le but est de soulager les nombreuses misères à l’entrée de l’hiver.

« Union Sportive » du 5 décembre 1893

 

 

PROGRAMME

 

Première partie :

1.     Union instrumentale de Genève.

2.     Assaut entre MM. les professeurs G. Bardin, doyen des maîtres d’armes de Genève et Rollet, membre de l’Académie d’Armes.

3.     Assaut entre MM. Dumont, ex-prévôt de M. Rollet et Bardin fils.

4.     Assaut entre MM. P. M., élève de M. Nanche, et Pictet de Rochemont, élève de M. Rollet.

5.     Assaut entre M. le professeur Limenton et M. Sarzano, de l’Ecole italienne.

 

Deuxième partie :

1.     Union instrumentale de Genève.

2.     Assaut entre M. le professeur Nanche, ex-instructeur de l’Ecole militaire d’Escrime de Joinville-le-Pont et M. Mouchet, professeur à Genève.


 

3.     Assaut entre MM. Bardin fils et Messy, prévôt de M. Nanche.

4.     Assaut entre M. le professeur Deleigue et M. Bouvard, prévôt de M. Rollet.

5.     Assaut à l’épée de combat entre M. le professeur Limenton et M. Oscar Sachs, élève de M. Rue, professeur de l’Ecole d’Escrime de Paris.

Troisième partie :

1.     Union instrumentale de Genève.

2.     Assaut entre MM. les professeurs G. Bardin et Mouchet.

3.     Assaut entre M. Berthe, professeur à Lausanne, et M. Bouvard, prévôt de M. Rollet.

4.     Assaut entre M. le professeur Deleigue et M. Messy, prévôt de M. Nanche.

5.     Assaut final entre MM. les professeurs Rollet et Nanche.

 

M. Rognoni, professeur de l’Ecole italienne, prêtera son concours.

 

Prix des places : Réservées 4 fr., premières 2 fr., secondes 1 fr.

 

On peut se procurer des cartes à la Société d’Escrime, rue Calvin 12 ; Salle Nanche, rue du Marché 24 ; Salle Bardin, Grand-Rue 25 ; Salle Mouchet, rue des Allemands 9 .

 « Union Sportive » du 12 décembre 1893


C’est à la suite de cette réunion que Me Rollet a été pris à partie sur ses méthodes d’enseignement, par M. Limenton, se disant Maître d’armes, et que ces deux personnages se sont battus en duel, probablement très privé et sans conséquences puisqu’il n’y a pas de traces ni dans les gazettes ni dans les procès-verbaux de la Société.

 

Notre assaut d’armes du Bâtiment Electoral

 

L’assaut d’armes organisé par nous (l’« Union Sportive ») a eu lieu dimanche soir (17 décembre 1893) au Bâtiment Electoral (ci-dessous).

 


 

 

Le spectacle était original et nouveau pour beaucoup et le public nombreux a paru y prendre le plus vif intérêt.

La tenue d’escrime à elle seule a son charme que les dames ne sont pas les dernières à goûter.

Culotte courte faisant valoir la jambe fine ou mieux encore pantalon large qui forme masse et dégage le haut du corps, veste serrée moulant le torse, gant de crispin énorme et menaçant, gigantesque à la main droite qui tient l’arme, petit et souple à la main gauche qui retombe sur l’épaule d’un mouvement gracieux.

Et puis chacun apporte dans la lutte son allure spéciale, ses tics parfois qui égaient, et les incorrections mêmes en mettant dans le spectacle une note inattendue, empêchant de s’ennuyer le profane dont l’œil ébloui ne sait pas distinguer et comprendre les passes trop savantes.

Un des principaux attraits de la soirée résidait dans la présence d’un maître étranger, M. Rognoni, professeur à l‘Ecole d’escrime de Lasale-Monferrato.

M. Rognoni, de petite taille mais bien découplé, porte le costume noir selon l’usage de son pays et avec ses deux bras presque tendus formant une croix, avec ses cris soudains d’intimidation et ses attaques par brusques sauts de tout le corps, il avait vraiment quelque chose de diabolique, la garde en cloche de son épée dissimule une pièce transversale à laquelle s’accroche les doigts, l’arme est en outre solidifiée par une lanière de cuir qui s’enroule autour de la main et s’il interdit les feintes fines et rapides que les tireurs français font des doigts, cet agencement donne à la lame une force de pénétration redoutable ; les coups de seconde sont terribles.

A MM. Les professeurs Rollet et Nanche avait été dévolu l’honneur de se mesurer avec cet étranger de marque. Ils ont recouru, pour l’affronter, à des procédés différents.

Text Box: Me Nanche

M. Nanche est resté strictement fidèle aux principes de l’école française : garde courte, bras droit toujours plié dans la défense, mouvements sobres, parades sèches et ripostes de pied ferme, attaques à fonds le pied gauche immobile et retraites rapides évitant les corps à corps.

Text Box: Me Rollet

M. Rollet, lui, a essayé d’un système mixte : il a adopté de l’école italienne le bras presque tendu, les esquives du corps et même, entraîné par l’exemple de son adversaire, les cris de défi. Il serait difficile de dire lequel de nos deux maîtres a eu raison ; il est certain que le bras tendu facilite les coups d’arrêt auxquels le tireur italien est très exposé, mais d’autre part il nuit à la riposte et à la « phrase ».

Quoi qu’il en soit, il nous a semblé que, l’un et l’autre, nos professeurs genevois ont eu l’avantage sur leur rival italien qui, il est vrai, arrivait de voyage et n’était pas sérieusement entraîné.

Ces deux assauts, qui ont excité un véritable enthousiasme, n’ont pas été le seul clou de la soirée.


 

Il y a eu aussi l’assaut d’épée.

L’épée est l’arme du duel et, tandis que dans l’assaut au fleuret aucun coup ne compte que s’il atteint le torse, dans l’assaut d’épée toute touche est valable : à la tête, au pied, à la main tout aussi bien qu’en pleine poitrine. Puis l’arme est plus forte, a un plus inquiétant cliquetis ; les cloches d’acier des gardes heurtées sonnent comme des appels au combat, et l’attitude des adversaires, plus prudente parce qu’ils ont à défendre toutes les parties du corps a quelque chose de plus émotionnant, qui fait songer à un duel sérieux. M. le professeur Limenton et M. Dauriac (remplaçant M. Sachs, indisposé) se sont fort bien tenu tête, le premier surprenant d’agilité, le second faisant preuve d’un remarquable sang-froid. Mais trop tôt le combat finit… non pas faute de combattant, mais faute d’arme ; l’une des épées s’est brisée et la lutte a dû se poursuivre au fleuret, au grand regret de l’assistance.

Text Box: Pictet de Rochemont

M. Bardin père, qui est toujours d’une extraordinaire vigueur malgré son âge et est un vivant témoignage des effets bienfaisants de l’escrime, s’est mesuré avec MM. les professeurs Rollet et Mouchet, et celui-ci, à son tour, avec M. le professeur Nanche. Véritables assauts de maîtres précédés du « mur » traditionnel et auxquels le public n’a pas ménagé ses applaudissements. Et d’autres professeurs encore ont paru : de Genève, M. Deleigue, un gaucher qui, tout en restant correct sait fort bien profiter des avantages de sa « gaucherie », M. Limenton, déjà nommé, M. Bardin fils, digne élève de son père, M. Messy, prévôt de M. Nanche, à l’allonge redoutable, M. Bouvard, prévôt de M. Rollet, et son prédécesseur M. Dumont, tous deux tireurs très vifs et dangereux, et de Lausanne, M. Berthe, que son oncle a formé, et c’est tout dire – son oncle, une fine lame s’il en fut et le doyen des maîtres d’armes romands dont la tête aux cheveux blancs attirait les regards sur l’estrade présidentielle, auprès de celle de M. Bardin père. A eux avait été confiée la tâche délicate de présider l’assaut ; il n’est pas besoin de dire qu’ils s’en sont acquittés avec une rare compétence.

Citons encore parmi les tireurs quelques amateurs qui n’avaient pas craint de paraître « sur la planche » au milieu des professeurs : MM. Paul Moriaud et Pictet de Rochemont, dont le jeu correct, sans froideur, a fait honneur à leurs maîtres MM. Nanche et Rollet. M. Pictet de Rochemont a eu des attaques pleines de jeunesse et d’entrain, M. Moriaud de très belles ripostes. M. Sarzano, qui n’est pas qu’un bicycliste de première force, représentait, aux côtés de M. Rognoni, l’école italienne, dont quelques années à Genève lui ont fait atténuer les caractères et il s’est montré supérieur, soit au fleuret, soit dans un curieux assaut au sabre italien avec M. Rognoni, qui fut son maître, assaut qui a brillamment terminé la soirée.

 

L’ « Union instrumentale » a égayé les entractes de quelques-uns des meilleurs morceaux de son répertoire. Un buffet offrait le réconfort aux gens d’imagination qu’affamait la vue des mouvements très fatigants des escrimeurs. Bref, excellente soirée, succès complet et encourageant. Il est fâcheux seulement que faute d’entraînement ou pour d’autres causes un certain nombre de nos professeurs et amateurs genevois n’aient pas participé à cet assaut ce qui aurait permis d’en augmenter la variété et, tout en faisant une bonne œuvre, de


 

montrer mieux encore à notre population qu’elle place tient à Genève le sport que ses adeptes appellent volontiers et nous n’y contredirons pas le « noble art de l’escrime ».

 

                                                                           PACIFICUS

 

N.B. – Nous sommes heureux de constater la bonne réussite de notre assaut, en informant nos lecteurs que notre rédacteur en chef, M. Jules Monod, a versé entre les mains de MM. Forestier frères la somme de 115 fr. pour la sympathique société de solidarité en faveur de « Pauvres honteux » de notre ville.

N.B. 2. – Nous remercions encore une fois tous les tireurs qui ont bien voulu, en vue de la réussite de notre assaut, mettre de côté toutes les susceptibilités personnelles et professionnelles et à chacun desquels revient une part égale de succès et d’honneur.

 

« Pacificus » était le surnom d’écrivain de M. Hentsch, membre de la Société d’Escrime de Genève.

 

 

Article relevé dans l’« Union Sportive »

du 19 décembre 1893

(journal de sport

publié sous les auspices

de différentes sociétés de sport

de la Suisse et des départements

Text Box: M. Hentsch
dit « Pacificus »
limitrophes français.)

 

 

L’allusion aux susceptibilités personnelles et professionnelles a trait à de sérieuses rivalités qui existaient entre les maîtres de Genève. En effet, le comité de la Société d’escrime relève le 26 décembre 1893 qu’à la suite de l’assaut organisé par le journal l’« Union sportive » M. Rollet a été provoqué d’une façon grossière dans une lettre à lui adressée par M. Limenton, se disant professeur d’escrime, et de telle façon que M. Rollet ne peut pas reculer (voir la rubrique consacrée à Me Rollet L’Epée d’Argent Nos 25 et 26).

Le 15 mai 1894 on parle des ennuis incessants que réussissent à procurer à la Société, grâce à leurs rivalités et jalousies, les maîtres d’armes de Genève et en particulier MM. Bardin et Nanche. Dans une circonstance récente même, ces Messieurs n’ont pas fait montre de l’honneur et la dignité qui devrait pourtant faire partie intégrante de leur profession.

                                                                           Pierre Beausire

 

 

Sacha Guitry : Si ceux qui disent du mal de moi savaient ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage.