Serge
Lifar et le Marquis de Cuevas
Un
duel le 30 mars 1958
Vous avez bien lu, nous sommes en l’an de grâce mil neuf cent
cinquante-huit, oui, au XXe siècle ! 1958 : nous vivons les derniers
moments de la 4e République. A l’élégant René Coty, rejeton d’une
famille de parfumeurs, succédera bientôt à la présidence le Général de Gaulle.
La France est enlisée dans la guerre d’Algérie. Dans le monde du spectacle, le
succès vient par le scandale : c’est l’année des « Tricheurs »
de Marcel Carné, et Mlle Brigitte Bardot effraie les prudes en dévoilant ses
courbes pleines de talent. Aux USA, c’est un jeune conscrit nommé Elvis Presley
qui agite les foules et sème la panique chez les bien pensants et les crooners.
Bernard Buffet est le peintre à la mode (il sera en 1958 juré au festival de
Cannes).
Mais qui sont donc nos deux
duellistes ? George de Piedrablanca de Guana, Marquis de Cuevas,
(1885-1961), est un Américain d’origine chilienne. Directeur de ballet,
fondateur d’une école et d’une compagnie à New-York, il s’installe ensuite à
Monte-Carlo, où sa troupe et le nouveau Ballet de Monte-Carlo fusionnent en
1951 sous le nom de Grand Ballet du Marquis de Cuevas. Marié à la petite-fille
de John D. Rockefeller, Margareth Strong, le marquis aura les moyens d’attirer
les meilleurs danseurs, dont le protagoniste de notre histoire, Serge Lifar.
Figure très en vue dans le monde de la danse et dans le monde tout court, il
restera célèbre pour ses fêtes fastueuses à Paris, Monaco ou Biarritz.
Né à Kiev en 1905, Serge Lifar entre par hasard
dans l'école de danse de Bronislava
Nijinska. Il décide aussitôt de consacrer sa vie à cet art et se met
au travail avec acharnement. Serge Diaghilev
en fera un soliste des Ballets russes. Il fit la plus grande part de sa
carrière à l’opéra de Paris où il commença par triompher dans « Les
Créatures de Prométhée »
chorégraphié par Balanchine. Il succédera à ce dernier et quittera l’opéra en
1958, l’année de notre duel. Il poursuivra sa carrière une dizaine d’années en
donnant par le monde les nombreux ballets dont il est l’auteur.
La querelle qui devait être à l’origine de cette affaire rocambolesque
se produisit dans ce même palais Garnier, où Lifar avait monté son ballet
« Noir et Blanc ». Quel fut le propos exact de leur désaccord,
l’histoire ne l’a guère retenu. Toujours est-il que le marquis de Cuevas souffleta
Serge Lifar au cours de l’entracte, et que ce dernier demanda réparation sur le
pré. Bien qu’offensé, il laissa au marquis (73 ans et de 19 ans son
aîné !) le choix des armes, et l’on convint de régler l’affaire à l’épée
de combat. Inutile de dire que les journalistes se
jetèrent avec le plus grand bonheur sur cette histoire des plus croustillantes. Il ne se passait point de jour sans que l’on ne parlât des visites intensives des deux compères à leurs maîtres d’armes respectifs. L’on évoqua naturellement de part et d’autre l’apprentissage de bottes inédites qui devaient assurer la victoire. La tension montait d’autant plus que le duel fut reporté, car ce printemps 1958 était décidément un peu frais, un peu trop même pour permettre à un septuagénaire d’aller s’agiter sur le pré en chemise.
En effet les conditions prévues pour le duel prévoyaient les clauses suivantes : « Les adversaires se serviront de leurs épées respectives, pourvu qu’elles soient réglementaires. Gants de ville à volonté, chemise molle (sic) ou maillot, chaussures au gré des combattants, reprises de deux minutes, quinze mètres derrière chaque combattant à la première mise en garde. Le terrain sera rendu une fois. Les corps à corps seront arrêtés par le directeur du combat. L’usage de la main non armée est interdit. La direction du combat sera confiée à Monsieur Jean-François Tournon. Le combat prendra fin lorsque l’un des adversaires sera, de l’avis des médecins, (ou bien de son médecin), en état d’infériorité manifeste. »
A lire ce règlement, l’on réalise que ce duel d’opérette avait toutes les apparences d’une affaire fort sérieuse. La date du 30 mars fut enfin arrêtée pour le combat, qui devait avoir lieu au Champ de Mars, soit en plein cœur de Paris. Inutile de dire qu’au jour dit, la foule se pressait, et ce lieu s’avéra fort mal choisi. Une folle course se déclencha alors. Les protagonistes, le directeur du combat, les témoins et les médecins poursuivis par une meute de journalistes, photographes et cinéastes prirent le chemin de la campagne, et la petite troupe se retrouva enfin dans une propriété proche de Vernon, dans l’Eure.
Les adversaires ferraillèrent pendant trois reprises, sans résultat.
Serge Lifar finit par se découvrir et se laissa complaisamment piquer à l’avant
bras par le marquis. Un peu de sang perla, l’honneur était sauf, et les deux
adversaires se réconcilièrent bruyamment, avec force embrassades devant les
journalistes. Au fait, sur cette photographie où nous retrouvons nos deux
compères hilares, visiblement satisfaits d’avoir si bien su tenir en haleine la
presse et le public, reconnaissez-vous le témoin du marquis, tout à
droite ? Non, vraiment ? Ce jeune homme joufflu et souriant, auquel
un bandeau sur l’œil donne un si joli air romantique fera parler de lui dans un
registre nettement moins léger. Il s’appelle … Jean-Marie Le Pen !