LES RECHERCHES DE

PIERRE BEAUSIRE

 
                                                                                                

 

 

QUATRE DUELS TRUQUÉS

 

« L’Union Sportive », journal genevois paraissant tous les dimanches, publie, sous toutes réserves, le 2 mai 1892, un récit relaté par le journal français « La Revue des Sports »

 

Les quatre duels que M. Roulez vient d’avoir consécutivement, le 2 mai 1892, ont causé à Paris une vive émotion. En se couvrant de gloire, le célèbre tireur a fait grand honneur à l’escrime française dont il est un des plus forts représentants. L’exploit qu’il vient d’accomplir est unique dans l’histoire contemporaine du duel et il est d’autant plus remarquable que M. Roulez a 58 ans et que ses adversaires étaient des jeunes gens. Nous lui laisserons la parole tout en soulignant l’étrange provocation de M. Aviroguet et en nous joignant à tous ceux dont le jugement fait autorité pour la blâmer hautement, car elle est contre tous les usages. C’en était déjà beaucoup, trop même, d’imposer un triple duel à un homme qui ne paraît plus jeune, bien qu’il ait prouvé en cette circonstance que l’âge n’a pas diminué la magnifique vigueur qui contribua à ses grands succès d’assaut public.

 

M. Roulez, l’amateur d’escrime fort connu, s’est donc battu successivement quatre fois à l’épée, mercredi matin, au bois de Boulogne.

 

Voici, d’après un ami de M. Roulez, quels auraient été les motifs de ces extraordinaires duels.

 

Le soir de la première représentation de « Salammbô » à l’Opéra, M. Roulez, qui y assistait, s’était rendu au foyer de la danse, où il causait avec l’une des dames du corps de ballet. Tout à coup survinrent trois jeunes gens, très gais, qui, interrompant M. Roulez, lui firent une observation moins spirituelle que gouailleuse. M. Roulez se borna à répondre : « Voyons laissez-moi tranquille ».

 

Les trois jeunes gens ne tinrent pas compte de cette observation et adressèrent au célèbre escrimeur quelques injures de leur cru. M. Roulez se redressa et administra plusieurs coups de sa canne aux trois impertinents interrupteurs. Ceux-ci, sans hésiter, sortirent leurs cartes de leurs poches et les tendirent à M. Roulez qui les accepta.

 

M. Roulez est âgé d’environ cinquante-huit ans ; il a été nommé officier de la Légion d’honneur pour ses inventions dans le domaine de l’électricité. Il est grand, maigre, sec, nerveux, un peu voûté, et porte constamment des lunettes ou un lorgnon.

 

Les trois adversaires de l’escrimeur étaient MM. Blondel, Leclerc et Dumoulin.

 

Rendez-vous était pris pour le lendemain matin, à neuf heures, à l’hippodrome de Longchamp. Voici, d’après M. Roulez, lui-même, le récit du duel : Aussitôt les épées croisées, j’ai foncé sur mon premier adversaire, M. Blondel, qui a reçu un coup près de l’aorte. Le coup a perforé le sommet du poumon droit d’environ six centimètres.


 

 

M. Dumoulin, mon second adversaire, a remplacé M. Blondel, hors de combat. J’ai pris l’offensive et il a eu le biceps traversé part un coup d’épée qui a atteint la poitrine.

 

Quant à M. Leclerc, mon troisième adversaire, qui avait vu ma façon d’attaquer MM. Dumoulin et Blondel, il a pris une autre tactique. Il a rompu assez longtemps ; mais à un moment donné, il s’est trouvé acculé contre un arbre, et alors il s’est rué sur moi.

 

J’étais sur mes gardes et mon épée lui a fait une blessure en plein visage, au nez. Tout cela avait duré fort peu de temps. Je croyais en avoir fini avec mes trois adversaires, lorsqu’un de leurs témoins, M. Aviroguet, s’est approché de moi et m’a dit :

 

– A nous deux maintenant.

 

– Mais, Monsieur, lui ai-je répondu, je n’ai pas eu affaire avec vous.

 

– Peu importe. Si vous ne vous battez pas avec moi, c’est moi qui vous soufflette.

 

– C’est bien ! Allons-y !

 

Le temps aux témoins de se concerter et de nous remettre en garde, et j’ai croisé le fer avec M. Aviroguet qui, à son tour, a reçu un coup d’épée au cou, ce qui a mis fin au combat.

Text Box:

J’ai cru avoir agi très correctement mais j’ai été prévenu, dans la soirée, que le Parquet s’était ému de ma quadruple rencontre. Je suis prêt à déférer au premier appel de la justice à qui je fournirai toutes les explications qu’elle pourrait me demander.

 

La « Revue des Sports » disait, il y a quelques mois, que l’aspect physique de M. Roulez avait provoqué déjà chez quelques-uns des méprises dont on avait eu à se repentir ; M. Roulez a, en effet, grâce à ses larges lunettes et à ses longues redingotes, plutôt l’air d’un savant que d’une fine lame, et des imprudents avaient cru pouvoir en user trop familièrement avec lui.

 

Nous espérons que l’incident servira d’enseignement. Toutes nos félicitations à notre ami et camarade d’escrime.

 

PS.- Tel est le vaste conte qui a fait le tour de la presse française et étrangère et qui a été démenti par le héros des quatre duels.

 

L’auteur, qui est un ami de M. Roulez, est du reste un fumiste de la plus belle eau connu partout et qui, par un toupet infernal, a fumisté de la manière la plus parfaite des journaux tels que « Le Figaro », « Le Temps » et « La Revue des Sports ».

 


 

 


 

 

Puisque la page nous accorde encore un peu de place, voici le récit très abrégé d’un duel entre deux conseillers municipaux de Genève, MM. Blondeau et Grélouval, qui eut lieu en novembre 1897 :

 

A la suite d’un incident au cours d’une séance du Conseil municipal, une rencontre à l’épée de combat fut décidée. Elle a eu lieu dans la cour du restaurant du Plateau de Champel.

 

A la seconde reprise, qui n’avait amené aucun résultat, les deux adversaires décidèrent de continuer. Ils donnèrent alors la preuve qu’ils avaient pour leur peau un culte, du reste fort respectable puisque c’étaient de fort jolis garçons.

 

A la septième reprise, il n’y avait aucun résultat ; les bras se tordaient, les épées menaçaient dans le vide, les combattants se tenaient à une distance par trop respectueuse. Les médecins repliaient déjà leurs trousses quand le directeur du combat s’adressa aux jeunes et… prudents conseillers en leur disant : « Pour éviter de continuer à ferrailler sans se toucher, que l’un de vous, pour en finir, veuille bien consentir à se piquer le bras », en ajoutant : « Une réconciliation serait encore plus préférable ». Elle fut acceptée avec empressement, ce qui délivra, nous dit-on, les témoins d’un spectacle lamentable et d’une corvée dont ils ne seraient peut-être point relevés à l’heure qu’il est.                   

 

                                                                        Arrangement par Pierre Beausire