L'HISTOIRE VUE

UN PEU AUTREMENT

 
                                                                   

 

 

L’ E S C A L A D E

 

Racontée à la SEG le 29 novembre 2003

 

Vous vous souvenez probablement que, l’an dernier, je vous avais narré la rencontre faite avec un descendant de Bruneaulieu qui nous avait révélé, à sa manière, la tentative du Duc de Savoie  de s’en venir à Genève, histoire de se divertir un brin. Il aurait bien voulu faire plaisir aux habitants de cette bourgade en leur permettant de prendre des bains en toute liberté. Figurez-vous qu’en 1810, encore ou déjà, la police pourchassait méchamment les garnements qui, sans pudeur, plongeaient nus depuis les ponts de l’Ile ? Le grand duc voyait donc ainsi, en Genève, une ville d’eau agréable à ses loisirs, sur les rives d’un beau lac. Imaginez un peu : Genève les-Bains. C’est quand même mieux que… les autres d’à côté, qui maintenant vendent cette eau en bouteilles.

 

Il faut dire qu’il n’était pas content du tout, mon interlocuteur, de l’attitude des Genevois. En effet, ils n’étaient pas tendres, ces Parpaillots de 1602. Il suffit de se souvenir comment ils ont traité de leur vindicte populaire les pauvres visiteurs nocturnes, avant d’exécuter officiellement ceux qui n’ont pas pu s’échapper.

 

Pourtant, nous étions venus (me dit-il) en silence, la nuit, pour ne déranger personne. Vous savez combien sont ennuyeux ces gens qui font du bruit, la nuit, et vous réveillent dans votre sommeil.

 

C’est pourquoi le Grand Duc noir voulait venir incognito. Sans falbala selon sa discrétion habituelle. Pas de tapis rouge, de montée à l’Hôtel de Ville, de réception dans la salle du Conseil, apéritif au chasselas de Dardagny, petits fours, discours, et cortège même.

 

Mais, un de nos «p’tit gars » qu’on appellera beaucoup plus tard des « poilus » fait un faux mouvement, fait peur à un canard qui dormait dans le fossé, fait également peur à un taborgniau qui se promenait, à deux heures du matin, avec une lanterne sourde et qui se mit à pousser les beuglements d’un bœuf qu’on égorge. Il a bien fallut que mes concitoyens l’occisse (néologisme de l’époque). Vous connaissez la suite du malentendu.


 

 

Très bien, Monsieur, lui répliquai-je mais revenons à l’idée de Charles-Emmanuel, le grand duc noir (j’y tiens). Car enfin, à travers ses discours concupiscents apparaît nettement quels sont ses véritables enjeux. Cette ville soupçonneuse l’énerve. Aussi afin de préparer sa venue en douceur, il envoie aux Seigneurs de Genève (vous vous rendez compte, le titre de ces roturiers !) M. Rochette, 1er président du Sénat de Chambéry pour endormir les autorités et juger leur comportement et contenance, leur faisant entendre par douces et emmiellées paroles  « sous ombre de traiter avec eux quelque règlement en la manière de vivre pour le soulagement du peuple et sa résolution de vivre en paix avec eux, qu’il était expédient de traiter avec le duc ». N’est-ce pas qu’en termes choisis ces choses-là sont dites ? Non car lesdits Seigneurs ne se laissent pas encore prendre aux ruses du renard.

 

Il délègue alors quelques Savoisiens, en costumes des campagnes (on les appelait naguère, quand les déguisements étaient autorisés aux enfants, « les petits vieux » pantalons à carreaux rouges et blancs, vaste veste bleue et chapeau rond noir). Ceux-ci furent chargés d’inspecter l’état de défense de la ville sous prétexte de l’achat de chevaux et d’autres denrées. Ils promirent de revenir le lendemain pour conclure l’affaire sans dire évidemment dans quelles circonstances. Le duc les avait chargés de prendre des contacts avec des sympathisants et il avait assuré ses soldats qu’ils trouveraient des confidents sur place pour leur donner la main si ce n’est pour les prendre par la main.

 

L’entreprise que le duc organise, il ne la communique qu’à si peu de personne que l’on en a appris le dessein que dans la nuit. Il place des gardes sur toutes les routes, avenues, sentiers, passages afin d’arrêter les voyageurs ou autres chemineaux et d’empêcher que le bruit n’en fut pas porté à la ville. D’Albigny avait pris soin, d’autre part, dans sa grande bonté, d’interdire à ses soldats de butiner, ni de toucher aux filles et femmes avant d’être maître de la ville.

 

Les routes si vigilamment gardées fussent-elles, il y a des passagers qui échappent à la vigilance d’Albigny et se faufilent pour aller dire ce qu’ils ont vu ou entendu. Si bien qu’un cavalier fit une escapade jusqu’à la porte Neuve. Arrivé-là il demande à parler au capitaine et lui dit : « Je vous avise que vous vous teniez sur vos gardes, le duc de Savoie ne vous veux pas de bien », puis il pique des deux et se retire au galop sans en vouloir dire davantage. On porte cet avis à Blondel, quatrième syndic en charge de la garde qui répond qu’il y pourvoira. Un autre homme vint ensuite dire que les troupes du duc sont près de la ville et que le duc est venu en personne à Bonne. A cet avertissement, Blondel répond : « Ce ne sont pas des oiseaux, nous les verrons bien venir », se basant sur l’ordre, qui est tel à Genève qu’en tout accident grave chaque habitant sait le lieu de son rendez-vous  où il doit se rendre avec ses armes. Chacun pensait ainsi qu’il n’y avait aucun risque, bien que depuis fort longtemps Messieurs de Genève vivaient dans la crainte d’un coup de force. Dès le début de l’année ils furent avisés que leur implacable voisin préparait une escalade contre leur ville, du côté de la porte de Rive. En mars 1602, le roi Henri IV en personne leur écrivait pour les aviser qu’un capitaine de l’entourage du duc méditait à son tour une escalade et qu’en outre il y avait également deux entreprises contre eux conduite séparément par deux créatures de


 

 

Charles-Emmanuel. En avril, un citoyen de Genève vint exprès de Rome pour avertir les syndics qu’il se tramait de nombreuses machinations. Nouveaux avertissements en mai et en juillet Henri IV avertit derechef Genève du grand danger qui la menace.

 

Le 20 septembre, le syndic Blondel rapporta au Conseil qu’il y avait une concentration considérable de troupes au Val d’Aoste et le 9 octobre il lut un message disant que lesdites troupes devaient venir en Savoie pour y passer la mauvaise saison et qu’elles avaient l’ordre de prendre Genève pendant l’hiver.

 

Le même mois, deux soldats de la garnison sortaient de Genève par la porte de Rive, lorsque l’un d’eux remarqua un individu, qui était de bonne façon, venant de la campagne, par le grand chemin de Chênes mais qui, arrivé près des murs, au lieu d’entrer dans la ville, se détournait pour monter du côté de Saint-Antoine le long du fossé.  L’un des deux soldats, du nom d’Arthus, dit : Voici un homme que j’ai déjà vu ailleurs. » Trouvant cette attitude suspecte, ils le suivirent pour voir où il allait et l’ayant rattrapé Arthus lui dit « N’est-ce pas vous avec qui j’ai bu il y a peu de temps à Thonon, vous m’avez dit avoir pris les mesures des murailles de cette ville ». L’autre répondit : « Peut bien être. ».

 

Voyant que l’homme était bien celui auquel ils pensaient, les deux soldats l’emmenèrent au corps de garde de Rive. Il tenta de les amadouer « Je sais que vous êtes d’honnêtes soldats vous ne voudriez pas qu’on me fit de la fâcherie, laissez-moi aller. »

 

Mon interlocuteur reprit vivement : « A ces paroles répétées au capitaine celui-ci aurait répondu que c’était les propos d’un fou. »

 

Vous savez, il y a toujours des taborgniaux pour mettre les pieds dans le plat. Il y a des fouineurs partout pour cafarder, inventer même. Vous vous souvenez qu’il y en a un (Isaac Mercier) qui a fait tomber la herse sur notre pétardier Picot.

 

Vous vous rappelez de ce qu’à fait la Catherine… à un de nos amis, lui qui n’aimait pas la soupe a-t-on su plus tard.

 

Eh ! bien il y en a eu une autre de ces gaillardes pour se faire remarquer. Dame Piaget qu’elle s’appelait. La femme d’un nommé Julien qui habitait dans une maison en face de l’endroit où l’on avait prévu de dresser les échelles. (à propos pourquoi dit-on la mère Royaume et la dame Piaget ? c’est encore un grave problème à élucider). Mais bon… Qu’est-ce qu’elle a fait la dame Piaget ? Au lieu de nous laisser entrer dans sa maison pour atteindre la rue de la Cité, elle a lancé sa clé par la fenêtre de derrière, la nuit c’est malin, et puis elle a poussé un gros bahut contre sa porte. Le lendemain, elle a dit que ce n’était pas par peur mais simplement pour nous embêter. C’est pas tout, figurez-vous que les Genevois d’aujourd’hui admirent encore la reproduction de sa tête au-dessus de la porte d’entrée de sa maison de la Corraterie.


 

 

Et puis qu’est-ce que vous avez fait au syndic Philibert Blondel qui a été accusé très certainement à tord d’espionnage et d’entente avec l’ennemi (quel vilain mot) ? Vous l’avez maltraité et exécuté en 1606 parce qu’il vous fallait un bouc émissaire. Je renonce à raconter ici cet épisode étant donné le peu d’humour que cela m’inspire.

 

Non vraiment, vous autres Genevois vous n’êtes pas gentils.

 

                                                                                              Pierre Beausire

 

 


 

 

Bien que le 1er novembre 1602 fut un beau jour calme comme en mai, l’hiver s’annonçait rude dès la fin novembre.

 

Déjà les vendanges finies, il n’y eut, hormis à Cologny, presque point de vin, plusieurs ne recueillant pas un setier pour un char de l’année précédente, et toutefois le vin était bien mûr.

 

Et au mois de septembre, selon le « Journal » d’Esaïe Colladon (1562-1611), il y eut partout de si grandes et de si impétueuses pluies, que le lac, le Rhône et l’Arve crurent extraordinairement ; le pont d’Arve fut fort ébranlé et presque ruiné à l’endroit du pont levis. Outre cela, survint le 25, une bise horrible, laquelle poussant les ondes de grande impétuosité contre les rives, cassa plusieurs bateaux au port et ruina des capites et choses semblables aux jardins en dehors de la porte de Rive.