Bretteurs célèbres

 

Savinien de CYRANO de BERGERAC (1619-1655)

 

 

Un homme peut-il être méconnu par excès de célébrité ? Non, invraisemblable me direz-vous. Et pourtant c’est bien le cas de Savinien de Cyrano de Bergerac, personnage historique fascinant qui a presque complètement disparu derrière celui qui naquit plus tard sous la plume d’Edmond Rostand. Vous avez tous en tête l’un ou l’autre passage de la pièce, mais qui était réellement l’homme qui l’a inspirée ? Pour commencer, Cyrano n’est pas un prénom, mais bien le nom de famille, d’origine sarde, de notre bonhomme. Il n’est point gascon, mais parisien. Quant au « de Bergerac » les historiens divergent à ce sujet. Pour certains, il serait un ajout de pure fantaisie à son nom : Savinien ne se serait jamais arrêté à Bergerac ou au mieux y aurait suivi des cours de rhétorique. Pour d’autres, son père y aurait acheté une gentilhommière.

 

Bretteur, notre homme le fut, et la chronique du temps précise même qu’il était flatteur et gage de victoire de combattre à ses côtés. En 1638, à dix-neuf ans, il s’engage, avec son ami Le Bret, dans le régiment des Gardes du Capitaine Carbon de Casteljaloux, les fameux Cadets de Gascogne.  Il y devient célèbre pour ses duels, et Le Bret écrira : « Les duels qui semblaient, dans ce temps là, l’unique et le plus prompt moyen de se faire connaître, le rendirent en si peu de temps si fameux que les Gascons qui constituaient presque seuls cette compagnie le considéraient comme un démon de bravoure, et lui comptaient presque autant de combats que de jours qu’il y était entré». Savinien s’illustre aussi par sa bravoure sur les champs de bataille. Il essuiera un coup de mousquet au siège de Mouzon, et à celui d’Arras, en 1640, un coup d’épée lui transpercera la gorge, mettant prématurément fin à sa carrière militaire. Curieux militaire en vérité, car cet esprit libertaire, ce poète qui composait des élégies sous la mitraille, considérait la guerre comme une absurdité : « ilz font bien de mourir pour leur patrie : l’affaire est importante, car il s’agit d’estre le vassal d’un Roy qui porte une fraise ou de celuy qui porte un rabat » ou encore : « Un honneste homme n’est ny François, ny Alleman, ny Espagnol, il est Citoyen du Monde et sa patrie est par tout ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La passion de l’escrime poursuivra cependant Savinien, qui continuera à fréquenter les salles d’armes. Il aurait dit-on mis en fuite, un jour, une centaine d’agresseurs à la porte de Nesle. Moins glorieux, l’on raconte aussi qu’il aurait pourfendu le singe d’un montreur du Pont Neuf.

 

Au sortir de l’armée, il devient un disciple du philosophe Gassendi. Cet étrange ecclésiastique prend d’assez grandes libertés avec les positions de l’Eglise, et professe des idées épicuriennes. Il est un des pères de l’esprit scientifique moderne, insistant sur l’importance de l’expérience d’où provient toute connaissance. Rappelons que tout cela se passe quelques années à peine après la condamnation de Galilée.

 

Savinien fréquente aussi les cercles des Libertins (ce terme désigne à l’époque des libres penseurs), ce qui dénote le caractère farouchement indépendant du personnage, mais n’est guère prudent en un temps où ce genre de conviction peut vous conduire au bûcher. Il se lie avec des poètes burlesques : Scarron, Dassoucy et surtout Tristan l’Hermite. Il mène joyeuse vie, brûle la chandelle par les deux bouts, et son vieux père se ruine à éponger ses dettes. En 1648 il publie « Le Pédant Joué » dont s’inspirera un certain Molière.

 

Il excelle aussi à l’art de la satire, qu’il exerce en particulier contre Mazarin avant …d’entrer au service du cardinal. Il faut bien vivre ! Il publiera ensuite ses « Lettres », alliant fantaisie débridée, philosophie et satire mordante, et une tragédie, « La Mort d’Agrippine » dont l’impiété fait scandale.

 

Précurseur de Swift et aussi des auteurs de science fiction, il se fit surtout connaître par deux récits fantastiques dont les frontispices ornent ces lignes : « L’Autre Monde ou Estats et Empires de la Lune » et « Estats et Empires du Soleil ».

 

Accident ou attentat, Savinien de Cyrano de  Bergerac reçoit, un funeste soir, une poutre sur la tête, et meurt peu de temps après, usé par une vie de « garcerie », donc de bamboche, mais aussi de privations fréquentes pour cet éternel impécunieux. Il meurt amer de n’avoir pas pu terminer une œuvre littéraire qui ne sera intégralement publiée qu’en 1977, 322 ans après ! L’histoire prétend qu’il se serait, in extremis, réconcilié avec l’église, pressé par un abbé au prosélytisme convaincant.

 

Bretteur, bambocheur, hâbleur, génial trublion, polémiste à la plume aussi prompte que l’épée, esprit libre et pourfendeur de l’hypocrisie, précurseur de Voltaire, de Swift et de bien d’autres dont il resta méconnu, tel fut l’homme qu’Edmond Rostand enferma si bien dans sa pièce. Et son nez me direz-vous ? Et bien il en était assez fier : « Un grand néz est à la porte de chez nous une enseigne qui dit : Céans loge un homme spirituel, prudent, courtois, affable, généreux et libéral ; et qu’un petit est le bouchon des vices opposéz ».

MB

 

 

 

 

 

 

 

MB