Les personnages d’opéra ont, vous l’aurez sans doute remarqué, une très fâcheuse propension à passer de vie à trépas de manière … mélodramatique. Tous les moyens sont bons, de la strangulation (Otello) à la phtisie (La Bohème, Traviata), du saut dans le vide (Tosca) aux flammes de l’enfer (Don Giovanni), mais l’une des formes les plus courantes de mort violente reste le duel, et pour un escrimeur, ces moments d’opéra peuvent être à l’origine du plus pur bonheur esthétique comme de fous rires difficilement réprimés.
Maître Hyvernaud eut bien souvent
l’occasion de régler des combats pour notre Grand Théâtre de Genève. Une de ses
plus belles réussites reste sans conteste l’extraordinaire ballet réalisé pour
«I Capuletti e i Montecchi» de Bellini (pour les non-initiés, une des nombreuses
versions de « Roméo et Juliette »). Les deux familles ennemies s’y affrontaient
sur fond rouge sang dans d’incroyables passes d’armes réalisées au ralenti. J’ai
aussi le souvenir d’un fort beau duel entre Don Giovanni et le Commandeur, mais
il faut dire que Mozart fait si magnifiquement cliqueter les armes dans sa
partition… En revanche, notre cher Maître se fit un sang d’encre quand il dut
tenter de rendre crédible le combat entre Don José et Escamillo (Carmen). Don
José, fou de jalousie, affronte son rival et décrète que ce genre d’affaire « se
règle à coups de navaja ». Hélas, le ténor était totalement imperméable aux
subtilités des armes, bien enveloppé et lent à se déplacer. La scène se déroule
sur un sentier abrupt de la sierra et le pauvre chanteur, victime d’un décor
assez réaliste, fit même une mauvaise chute lors d’une répétition. L’infortuné
tenait son couteau comme un éplucheur à légumes, et Escamillo avait beaucoup de
bonne grâce à regarder son adversaire sans pouffer de rire. Pour peu, on se
serait imaginé que Carmen, avec un amant aussi maladroit, allait échapper à son
sort au dernier acte …
Mon meilleur souvenir reste toutefois celui d’un ouvrage contemporain, Il Ritorno Casanova de Girolamo Arrigo (1985). Nous eûmes droit à un duel d’anthologie : dans une scène qui se situe au sommet de la tension dramatique, les deux protagonistes décident de combattre nus. Ce beau symbole, d’ailleurs fréquemment utilisé dans la mythologie, peut éventuellement tourner court s’il est pris au pied de la lettre. En l’occurrence, l’on vit nos deux compères se déshabiller sur scène, et à l’issue de ce strip-tease assez incongru, les deux chanteurs, nus comme des vers, pas très à l’aise, et exhibant des anatomies assez replètes, entonnèrent tour à tour un couplet de mâles propos. Le duel lui-même fut l’apothéose : les malheureux adversaires usaient alternativement de leur glaives comme armes et comme cache-pudeur. Dans la salle, on sentait monter une marée menaçante de fou-rire réprimé. A la fin de ce duo insolite, les rires libératoires furent poliment masqués par des applaudissements bruyants.
Enfin, rappelons que notre Société d’Escrime de Genève fut jadis sollicitée de temps en temps pour prêter à la scène de la Place Neuve quelques figurants bretteurs. Certains de nos anciens s’en souviennent, et par une indiscrétion d’une ancienne habilleuse du Grand Théâtre, j’ai appris que ces messieurs étaient « fort distingués, mais assez chahuteurs ». Rien de nouveau sous le soleil…