Un
bien curieux Chevalier
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Permettez-moi, avec l’autorisation des intéressés,
de marcher un peu sur les plates-bandes de nos amis Charles et Pierre Beausire :
celle de l’Histoire. Notre salle d’armes possède une gravure fort célèbre
et fort insolite aussi. Elle représente un assaut entre Charles Geneviève
d’Eon de Beaumont, le fameux chevalier d’Eon connu de tous les
cruciverbistes (étrange lectrice en trois lettres) et le Chevalier de Saint
Georges, de onze ans son cadet et l’une de plus fines lames de France. Que
vient donc faire ici cette lectrice ? Et bien sachez que le jeune
chevalier d’Eon, fort bien fait de sa personne, aux traits délicats et
curieusement imberbe, fut envoyé en mission par Louis XV auprès
d’Elisabeth, Impératrice de toutes les Russies. Plusieurs émissaires
avaient déjà été éconduits, car la France n’avait guère bonne presse
dans l’entourage de l’Impératrice, plutôt acquis à la cause de
l’Angleterre. Aussi le roi lui délégua-t-il un espion travesti en jeune
fille, espion qui devint très officiellement lectrice de la Tsarine, et
renversa joyeusement le jeu des alliances de la Sainte Russie au profit de la
France.
Charles Geneviève d’Eon de Beaumont (1728-1810)
revêtu de l’ordre du Saint Esprit |
La
gravure qui nous intéresse aujourd’hui relate un épisode bien postérieur.
Notre Chevalier, qui s’était illustré sur les champs de bataille et y
avait conquis ses galons de capitaine des dragons, avait rendu, en sa qualité
d’espion, de si bons services à Louis XV que ce dernier le nomma ministre
plénipotentiaire à Londres. De ses aventures moscovites, il avait gardé le
goût du travesti, alternant sans vergogne uniformes rutilants et robes de
soies. Il entretenait ainsi l’équivoque sur son sexe, ce qui devait faire
une partie de sa célébrité.
« Assaut
d’armes donné à Carlton House le 9 avril 1787 entre la Chevalière d’Eon
de Beaumont et le Chevalier de Saint George
en
la présence de son Altesse le Prince de Wales, la Noblesse et plusieurs célèbres
Maîtres d’Armes »
Trois ans après l’assaut relaté par notre gravure, la
chance tourna pour Charles Geneviève d’Eon : une des exhibitions
auxquelles il se livrait finit pour lui par deux pouces de fer dans la
poitrine, une fort vilaine blessure qui cicatrisa mal et obligea le Chevalier
à mettre fin à sa carrière de bretteur.
Le Chevalier devait finir ses jours sous les traits d’une vieille
dame désabusée et amère, tel que vous le retrouvez dans le portrait sans
complaisance qui figure en tête de ce billet.
Il fut contraint, pour survivre, de vendre sa bibliothèque,
(notre lectrice était en fait un grand lecteur, mais aussi un
auteur fécond qui laissa des ouvrages sur des sujets aussi variés
que la politique, la philosophie, les finances publiques et la
statistique) et serait mort oublié de tous
si le chirurgien qui pratiqua son autopsie n’avait attesté,
à la surprise de plus d’un londonien, que Charles Geneviève
d’Eon de Beaumont était bien UN chevalier et point une chevalière.
Joseph Boulogne, Chevalier de Saint Georges
(1739-1799)