LES TROUVAILLES DE PIERRE BEAUSIRE 

Deux amis qui ne s’aimaient pas (suite et fin)

Finalement on ne saura pas pourquoi

 

A la suite d’une soirée certainement bien arrosée, Léchet et Schraidt se sont battus, l’un avec son sabre et l’autre avec son épée (ce qui prouve que le combat n’était pas prémédité). Schraidt aurait bien voulu faire partie des grenadiers, et après avoir fait les estaminets du quartier arriva dans la salle où se trouvaient les grenadiers, il eu des mots (devenus incompréhensibles pour nous) et retrouva Léchet dans la rue où ils croisèrent le fer. Les autorités qui avaient d’autres chats à fouetter avec la situation politique, bâclèrent l’information de cette affaire qui ne les intéressaient enfin pas beaucoup.

 

Albert Guerry, âgé de 26 ans, frère de François entendu précédemment, déclare le 1er septembre, qu'il accompagnoit son frère qui l'était venu voir et l’éclairoit d'une lumière afin de voir la rue jusques chez Monsieur le professeur où il demeure au milieu de la rue de la Tertasse. Ils rencontrèrent deux hommes qui se battoient et l'un d'eux cria : « Diable vous emporte, sacré nom de Dieu retirés-vous de là avec cette lumière » et au même moment cet homme qui avait le visage couvert de sang lui donna un coup de plat de sabre sur le bras gauche dont il a encore la meurtrissure ? Le reste de sa déposition est le même que celle de son frère. François était au service de Monsieur de Saussure père, tandis qu’Albert était domestique chez le professeur Horace-Bénédict. Qui habitaient dans le même hôtel mais où l’on entrait par une autre porte (si j’ai bien compris).

Le 2 septembre, l'Auditeur Soret a rendu compte de la déclaration du chirurgien au syndic Joly* qui lui a donné l'ordre de suivre cette affaire en emprisonnant le nommé Schraidt. Il se rendit donc au domicile de ce dernier qui n'était pas chez lui. « Nous nous serions enquis du lieu de son travail, qu'on nous avoit dit être chez le Sieur Bonigeol, monteur de boëtes, en la rue Chevelu. Nous y étant sur le moment transporté suivi de nos huissiers Grobety et Bovi, nous aurions appris qu'il s'était évadé. » Il apprit cependant que Schraidt se disposait à rentrer  quand  les blessures qu'il avait reçues lui-même le laisseraient en état de le faire. « En effet, il nous fit demander une carte pour être reçu aux prisons dans 1'après-midy, laquelle carte nous lui aurions accordée. Nous nous serions transporté aux prisons pour y recevoir ses réponses mais vu que nous sommes en semaines de féries de Cène et que l'on nous a dit que le Petit-Conseil ne s'assembleroit point nous avons tardé de dresser notre verbal. Le Sieur Léchet étant encore, d'autre part, trop faible et même qu'il a de la fièvre, ne se trouve pas en état d'être réduit aux prisons, nous nous sommes déterminé de remettre notre procédure.»

 « Le Sieur Léchet mis hors d'état de revêtir les prisons, s'y est enfin rendu après avoir demandé une carte pour y être reçu sitôt que les forces que les suites de ses blessures lui avoient ôtées le lui ont permis. »

Le 6 septembre l'Auditeur répète toute la même histoire. Il n'y a donc pas eu de véritable déposition des deux protagonistes mais des réponses personnelles (ce qui revient au même résultat à part la terminologie) bien que les réponses dans ce cas soient un peu dirigées par l'interrogateur. La déposition étant, quant à elle, la relation libre des faits.

« Nous nous serions immédiatement transporté aux dites prisons pour y recevoir les réponses personnelles des deux prisonniers. » (Selon le livre d’écrou, Schraidt est entré en prison le 31 août et Léchet le 6 septembre.)

« Jean Jacques, fils de feu Pierre Léchet, natif de cette ville, graveur, âgé de trente-deux ans, prisonnier prévenu de s'être battu le sabre à la main contre le Sieur Louis Schraidt, dit qu'il connaît ce dernier et qu'il fut lundi 28 août passé au cabaret de Calvel à la Pomme d'Or avec une compagnie de gens dont une partie était en habit uniforme des grenadiers appelés grenadiers à cheval. Schraidt vint les trouver vers les neuf heures du soir et lui, répondant, (Ce qui désigne, par ce terme, celui qui parle. Cela va sans le dire mais cela va encore mieux en le disant) lui dit: « Au moins ne te vas pas vanter de nous avoir fait » à quoi Schraidt lui répondit : « Je ne suis pas fait pour vous faire, ni vous à moi ». Il ajouta qu’il possédait une éguillette jeaune et qu’il la feroit porter par un ramoneur. »

Au sortir de ce cabaret, il retrouva Schraidt à la Grande Rue et, là, ils eurent une dispute. Quant à savoir de quel genre et si ce n'était point parce qu'on avait reçu le Sieur Vicat dans le nombre des grenadiers à cheval ou parce qu’il avait cette fameuse aiguillette il répond que non, mais que Schraidt est partisan des Anglais et que lui, répondant, est partisan français, que c'est de là que s'animèrent les propos. Tout en se disputant ils arrivèrent au haut de la Tertasse où ils se battirent. Lui, Léchet, était armé d'un sabre de grenadier et il croit savoir que son adversaire avait une épée. Il ne pourrait précisément le décider parce qu'il était nuit et que la chose se termina sur l'instant. Mais Schraidt avait vraisemblablement l'épée à son côté puisque personne ne lui en prêta une et qu'il n'en fut pas chercher une quelque part étant donné qu'ils ne se quittèrent pas. Ils ne furent pas accompagnés par quelqu'un au lieu du combat. Du moins il ne s'en rappelle pas.

» Il n'entendit pas d'hommes crier de finir et l'action ne lui permet pas de se rappeler si l'un de ces deux hommes avait une lumière.  Il  ne fut pas à l'un d’eux lui crier « point de lumière », il ne lui donna pas du plat du sabre pour l'obliger à se retirer. Il n'a frappé personne. Personne les obligèrent de cesser â se battre puisqu'ils cessèrent volontairement le combat.

  

 

 

L'Auditeur lui fit remarquer qu'il y a tout lieu de croire que quelqu'un les a séparés, sommé sur ce fait comme sur les autres de dire la vérité, Léchet répond qu'il n'a aperçu personne autant que la mémoire peut le lui fournir; ils se sont quittés de leur volonté autant que l'action peut lui laisser le souvenir imparfait parce qu'il était fort échauffé. Il se repend naturellement de sa faute et en demande pardon à Dieu et à la Seigneurie. Schraidt est son ami. Il est très mortifié de ce qui s'est passé, que le lendemain il est venu l'embrasser dans son lit et ils se sont témoignés combien ils se repentaient de ce qui s'était passé la veille.

 Puis on passe aux réponses personnelles de Louis Schraidt, « natif, ouvrier monteur de boëttes, âgé de 33 ans, prisonnier, prévenu de s'être battu en duel. »

Ses réponses sont semblables à celles de son adversaire Léchet, à quelques nuances près.


Il ne se souvient pas bien, il était trop agité et couvert de sang par les coups de sabre qu'il avait reçus sur la tête, il aperçut bien quelqu'un mais il ne saurait pas dire ce qui s'est passé, le vin et le combat l'avait tellement échauffé qu'il ne saurait pas dire comment il est rentré chez lui. Quant à savoir qui a donné un coup de plat de sabre à celui qui portait la lumière ce ne peut pas être lui puisqu'il avait une épée et qu'on doit bien voir la différence d'un coup de plat de sabre et celui d'une épée. Si des gens se trouvaient là ils auraient dû avoir l'humanité de les séparer. Leurs difficultés ne vint pas de ce qu'on avait reçu le Sieur Vicat au nombre des grenadiers qu'on nomme les grenadiers à cheval. D'autre part ce ne sont pas Renevier et Vicat qui les excitèrent au combat,

 

A propos de cette fameuse de aiguillette jaune [éguillette jeaune dans le rapport), soit cordon ferré par les deux bouts, qui semble avoir eu beaucoup d’influence dans cette histoire, parce qu’elle représentait une catégorie bien précise de soldats, il nie en avoir une qui lui appartient et avoir prétendu vouloir la faire porter par un ramoneur (contrairement à d'autres dépositions).

 L'aiguillette jaune était portée par les seuls grenadiers à cheval et, par dépit de n'en pas faire partie, Schraidt provoquait les soldats en les menaçant d'en faire porter une à un ramoneur, par dérision.

 Il ne se souvient pas non plus d'être allé vers les neuf heures depuis le cabaret du Cheval Noir* à celui de l'Orange et ne peut se rappeler les propos qui peuvent s'y être tenus. Il avait bu (beaucoup semble-t-il !) et « était dans le train » Il assure que cette querelle n'est pas due au fait qu'il ne fut pas sollicité à la partie des grenadiers à cheval.

 A lui représenter que dans cette affaire qui a duré depuis neuf heures jusque vers les onze heures du soir, il devait se rappeler les circonstances qui ont amené cette querelle ; sommé de dire la vérité, il ne peut pas le savoir et se rappeler d’autre chose que de ce qu’il a répondu.  Il se repent de sa faute et  il  en

demande pardon à Dieu et à la Seigneurie et il est au désespoir de ce qui s’est passé.

 

 

La Pomme d'Or était un cabaret connu situé au Bourg-de-Four. On pouvait encore, il y a peu (avant la restauration de la façade), y voir son enseigne à l’angle de la place.

 

Le Cheval Noir avait également son enseigne au Bourg-de-Four mais l’entrée était située rue d’Enfer.

 

En réalité l’Orange couronnée, était sise au bas de la rue de la Cité. Elle n’a donc rien à faire dans notre histoire. Les accusés avaient l’art de tout mélanger.           

 Du 6 septembre 1780 (Registre du Conseil)

« Vu les réponses personnelles de Louis Schraidt et de Jean-Jacques Léchet, prisonniers prévenus de s’être battus en duel, reçues le 1er et le 6 de ce mois par le Noble Auditeur Soret, arrêté que le Seigneur Conseiller des prisons Noble Gallatin* fasse répondre lesdits prisonniers.

Selon la procédure en vigueur, il y avait un second interrogatoire par un Conseiller d’Etat qui a eu lieu le 8 septembre par le Conseiller Le Fort* contrairement à la décision du Conseil.

 Joly, Gaspard, (1718-) du Conseil des Deux Cents en 1752, Conseiller en 1768, syndic en 1780 et 1784. Dr en médecine. Il ne fut pas poursuivi par le tribunal révolutionnaire de 1794 mais on pris dans sa cave trois chars de grand vin de la Côte.

 Gallatin, probablement Paul-Michel (1744-1822) avocat, du Conseil des Deux Cents en 1775, puis syndic en 1782. Il démissionna à la suite de la révolution de cette année-là.

 

Le Fort, Germain (1744-1805) avocat, après être entré au Conseil des Deux Cents, il fit partie du Petit Conseil en 1778, il commanda à cette époque la  Compagnie bourgeoise et devint syndic en 1781. Selon Isaac C o r n u a u d, le défenseur acharné des natifs, Le Fort  était du côté des « ultra-négatifs », ceux qui étaient opposés à tout changement des institutions. C’était l’âme damnée des Représentants. Exilé à perpétuité en 1794, il fut condamné à mort par contumace par le Tribunal révolutionnaire.

 

Les réponses de ces deux prévenus sont sensiblement les mêmes. En outre, ils n’ont pas plus de mémoire l’un que l’autre. C’est leur principe de défense.

 Cependant Schraidt dit qu’il portait en effet une épée au côté ayant été invité à jouter avec l’escouade Dominici et qu’il avait pris son épée mais ayant rencontré d’autres personnes il ne se rendit pas à cette invitation. Il admet alors avoir été au cabaret qu’il appelle le Cheval Noir et qu’il a discuté avec Léchet de la partie militaire du jour précédent. Il ne se souvient pas d’avoir été au cabaret de la Pomme d’Or pas plus que des propos tenus et encore moins de l’affaire de l’aiguillette. Il sait que Léchet se battait avec un sabre vu qu’il en a reçu un coup sur la tête et un autre au bras.

 La mémoire de Léchet est encore plus vide puisqu’il prétend qu’il n’a vu Schraidt dans aucun cabaret ce jour-là et qu’il n’a point entendu les propos qu’on lui rapporte. Il ne sait rien de l’affaire de l’aiguillette jaune. Les Sieurs Vicat et Renevier* ne sont pas les instigateurs du combat. Le sujet de la dispute vient d’une affaire militaire entre Anglais et Français. Ayant été en campagne dans l’après-midi, il portait naturellement son sabre et ne l’avait pas quitté. Après le combat, il s’en fut tout seul chez le Sieur Magnin, à la rue du Temple, où il se fit panser. Tout le reste lui échappe, il a tout dit « pour autant que la mémoire ait pu le lui fournir. »

 Les Sieurs Vicat, nouvellement admis dans le corps des grenadiers, et Renevier, maître d’armes, semblent avoir eu une part non négligeable dans cette affaire mais n’ont, par un fait extraordinaire, pas été entendus par l’enquêteur.

 Du 9 septembre (Registre du Conseil)

 Vu les réponses personnelles de Jean-Jacques Léchet et de Louis Schraidt, prisonniers, réponses reçues par Noble Le Fort Seigneur Conseiller, le 8 de ce mois, arrêté de leur faire demander s’ils acceptent à être jugés dans l’état de la procédure, Noble Le Fort a rapporté qu’ils y consentaient. Passant au jugement l’avis en deux tours a été vu la procédure suivie contre eux de les condamner à être amenés céans pour être grièvement censurés, à demander pardon à Dieu et à la Seigneurie, aux prisons déjà subies et en outre à huit jours en chambre close, à deux mois de prison chez eux, à être renvoyés au Noble Consistoire pour y subir les censures ecclésiastiques, et aux dépens.

 Le 11 septembre les Sieurs ils ont comparu par-devant Nos Seigneurs. Le jugement contre eux leur a été prononcé et ils ont satisfait à la réparation.

 L’heure étant avancée, la prière faite, M. le Premier a levé la séance.

 Le 16 septembre, le Conseil les a libérés à payer les frais de Geôle ayant été gratifiés de tous autres. Ainsi, le jour même, le livre d’écrou signale leur libération.

 Comme on peut le constater, personne n’a cherché à compliquer les choses ni à chercher à éclaircir les points discordants de ces déclarations. Il y avait d’autres problèmes bien plus absorbants pour les autorités.

P B