LE PHÉNOMÈNE DU CHAUVINISME
Les différentes manifestations d’enthousiasme ou de désespoir
auxquelles nous avons pu assister au cours du Mondial de football 2002 nous
permettent de revenir sur le phénomène du chauvinisme.
CB
Sur les traces du soldat laboureur
Depuis la naissance du mot au début du XIXe
siècle, on remarque en effet qu’une exaltation du chauvinisme précède
systématiquement les conflits armés. L’orgueil national, exprimé de la façon la
plus rustique qui soit - un costume, un drapeau, un hymne - sert alors de
ciment à l’unité du pays devant l’ennemi. Ce message vise tout particulièrement
les campagnes. NICOLAS CHAUVIN, grognard de Napoléon, dont les dictionnaires
nous affirment que sa bravoure naïve et son dévouement
sont à l’origine du sentiment, se présente d’ailleurs sous les traits d’un
«soldat laboureur» qui prend les armes pour défendre sa terre, sa famille, sa
patrie. Ce type de héros sans malice sera donc magnifié à l’aube des grandes
batailles et à chaque fois que le pouvoir doit compter sur une masse docile et
courageuse. Nicolas Chauvin sera alors l’exemple type de cette brave pomme qui
délaisse sans état d’âme sa charrue pour son fusil, prêt à mourir au champ
d’honneur en temps de guerre comme il est prêt à se tuer au travail en temps de
paix. Tout au long du XIXe siècle, des pièces de
théâtre, des gravures et des livres d’histoire présentent comme symbole de la
nation ce paysan idéal qui exprime en mauvais patois le fruit d’une pensée
essentiellement cocardière. On lui pardonne tout, son penchant pour la boisson,
pour la bagarre, pour les femmes faciles, pourvu qu’il montre sa fidélité
envers ses chefs et un irréductible enthousiasme au combat.
Je suis chauvin, je tape sur le bédouin
L’essor du patriotisme dans le cadre du sport ne fait pas que surprendre.
Il peut aussi faire peur. Car la limite n’est pas toujours très claire entre le
sentiment d’orgueil national et le mépris des autres cultures. «J’suis
français, j’suis chauvin. J’tapp’sur
le Bédouin». chantait-on dans la «Cocarde tricolore»,
un vaudeville ultra célèbre dans les années 1830, et la transposition du
chauvinisme au domaine du sport ne met pas à l’abri d’une interprétation aussi
peu subtile. Au cours de l’histoire, les dérives furent d’ailleurs assez
fréquentes. Des années 20, on garde le souvenir d’affrontements violents à
chaque rencontre de football entre les équipes d’Argentine et d’Uruguay. Dans
les années 30, on assista à une spoliation de l’idéal olympique au profit des
thèses racistes du 3e Reich. A partir des années 70, le sport servit surtout de
vitrine internationale aux pays socialistes et, dans les années 80, on assista
à une recrudescence d’un hooliganisme dont l’origine britannique explique
qu’aujourd’hui, l’union Jack est considéré par certains supporters lobotomisés comme
l’étendard d’une violence aveugle. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Le
nationalisme exprimé dans le sport n’entraîne pas systématiquement son
exploitation politique. Parfois, elle peut servir au contraire à baliser le
rapprochement des cultures. Tout au long de l’histoire, on retrouve d’ailleurs
cette situation équivoque où les affrontements sportifs ont souvent permis de
rassembler les gens. Ainsi, dans l’Antiquité, c’est le sport qui fut le moteur
de l’unité du monde grec et c’est grâce à lui qu’un calendrier commun fut
adopté à partir de -776 AC. A la fin du siècle passé,
c’est encore le sport qui participe à la vogue des grandes organisations
internationales. En 1894, Pierre de Coubertin
entreprend en effet la constitution d’un Comité International
Olympique sans grandes références historiques. L’Europe aussi s’est bâtie
beaucoup plus rapidement sur les terrains de sport qu’en politique. Dès le
milieu des années 50, des compétitions internationales parfaitement populaires
opposaient les équipes européennes, alors que l’idée d’un rapprochement sur le
plan économique ou culturel faisait lentement son chemin. Et aujourd’hui
encore, la reprise d’un dialogue politique entre deux pays passe souvent par le
sport. Il y eut la «diplomatie ping-pong» entre la Chine et les Etats-Unis.
Plus récemment, on organisa encore des rencontres de judo entre Corée du Sud et
Corée du Nord ou un match de football entre Iran et Irak. Ainsi, vous le voyez,
le sentiment de nationalisme dans le sport ne se restreint pas à la description
d’un seul type de comportement. Il peut déboucher sur la haine comme sur
l’amour et, s’il fallait lui trouver une vérité, ce serait d’exacerber
l’intérêt des uns envers les autres.
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Histoire du chauvinisme ou les métamorphoses d’une
recrue des armées napoléoniennes en un supporter
braillard et emplumé
Le chauvinisme, prêt-à-porter
du nationalisme
LES HÉRITIERS DE CHAUVIN
Depuis l’avènement du sport moderne, c’est-à-dire depuis un siècle
environ, les grandes compétitions ont assez régulièrement donné cours à
l’expression d’un nationalisme d’autant plus surprenant qu’au fil du temps,
celui-ci devenait de plus en plus rare et discret. Est-ce drôle ou malheureux?
Le sport est-il devenu le dernier bastion du nationalisme? En vérité,
le sentiment qui exalte les foules dans les stades est plus complexe qu’il n’y
paraît à première vue. Du reste, il correspond assez mal à l’idée que chacun
peut se faire du nationalisme. En effet, il ne s’agit pas ici d’exprimer
l’amour de son pays ou de sa culture, c’est-à-dire un sentiment qui devrait
logiquement se répercuter dans des engagements quotidiens et faire preuve d’une
plus grande sélectivité. Non, il traduit plutôt une impression fugace de
liberté et d’orgueil, facile à vivre et simple à comprendre. Et puis, surtout,
pour le vrai fan de sport, il permet d’assumer ce besoin de reconnaissance qui
le différencie du simple spectateur. En effet, si le second regarde un
spectacle, le premier est persuadé d’en faire partie. Il donne son avis sur les
choix tactiques, hurle des conseils, crie, tape du pied ou lève les bras comme
si ses gesticulations influençaient l’issue de la rencontre. Ainsi, les
écharpes et les drapeaux aux couleurs nationales doivent être considérés comme
les costumes de scène du supporter dont le comportement - fut-il violent -
n’exprime le plus souvent aucune conviction profonde. C’est pourquoi on utilise
rarement le mot «nationalisme» à son égard, trop chargé d’affects historiques.
On lui préfère généralement celui de «chauvinisme» dont le côté vieille France
suscite davantage d’indulgence. Dans l’esprit des gens, le chauvinisme est au
nationalisme ce que l’érotisme est à l’amour. Les deux types de sentiments
peuvent parfaitement vivre l’un sans l’autre, l’un représentant une simple quête
de jouissance et l’autre un acte d’allégeance ou de don de soi. «Soyons chauvins» apparaît alors comme l’aveu
sympathique d’un péché mignon finalement sans importance. Ce
type d’expression émaille d’ailleurs assez souvent le discours des commentateurs
sportifs et offre ainsi une certaine légitimité à ce sentiment dont tout le
monde a oublié les origines misérables. Mais doit-on pour autant absoudre cette
approche volontairement simpliste qui considère la nationalité comme une vertu?
En fait, l’histoire nous enseigne que les périodes de grand chauvinisme sont
parmi les plus pauvres et les plus désolantes de notre passé.
Source: Sport et Vie no 26
Texte relevé par Charles Beausire
Images: L’illustré, no 27, 3.7.2002