LES TROUVAILLES
DE PIERRE BEAUSIRE
Duel mortel à la Comédie
Ou la vie quotidienne des soldats du Régiment de la République
en 1783
Nous avons déjà eu l’occasion de dire que
les événements violents de 1782 entraînèrent l’occupation de Genève par des troupes françaises, sardes et
suisses. Les milices genevoises ayant été dissoutes, une proclamation fut
diffusée à l’étranger afin de recruter une garde soldée de remplacement :
« La République de Genève, lève un régiment de mille hommes. On admet les
soldats non mariés de toutes nations qui soient sains, bien bâtis, qui n’aient
pas le poil roux et ne soient pas flétris par la justice. La plus basse taille
requise est de 5 pieds, 2 pouces (1 m. 674).
Nous verrons que ces soldats, en dehors de
l’exercice auquel ils étaient astreints de 3 h. à 4 h. de l’après-midi et de
l’appel du soir qui devait avoir lieu vers 9 h. étaient totalement désœuvrés et
passaient leur temps à parcourir les caves et estaminets de la ville.
Ces troupes étaient logées dans des
casernes situées en haut de la Treille, vers le manège, à l’actuelle rue Diday et à la place de Hollande (Crédit lyonnais actuel).
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Le théâtre fut construit en 1766, demandé
par les troupes d’occupation afin de tromper leur ennui. Il brûla en janvier
1768. Quinze ans après, les puissances occupantes (de nouveau) exigèrent un
nouveau théâtre et l’obtinrent en 1782, construit au pied de la Treille dans
l’enfilade de la Corraterie. Pouvant accueillir
presque mille spectateurs, il fut utilisé jusqu’en
1879 et démoli en 1880.
La nuit tombe, l’affaire commence
Le vendredi 6e de juin
1783, l’Auditeur De la Rive est informé, à 8 heures et demie du soir, que deux
soldats du Régiment de Nos Seigneurs viennent de se battre dans la salle du
théâtre neuf au Bastion Bourgeois.
Cet important personnage, (juge
d’instruction de nos jours) se rend incontinent sur les lieux et trouve l’un
des deux soldats blessé grièvement mais, respirant encore, il avait déjà été
porté au corps de garde de la Porte Neuve où il devait mourir.
Il dresse alors un rapport détaillé :
Son adversaire pour lors inconnu
avait disparu.
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Nous avons prié Monsieur le
colonel de faire informer dans les quartiers pour savoir de quelles compagnies
et qui ils étaient et comment vêtus et nous avons donné des ordres pour que le
mort, reconnu pour tel par le chirurgien major du régiment fut
transporté à l’hôpital général. Nous avons mandé incontinent trois ouvriers
charpentiers travaillant à la salle du théâtre lors du combat, attirés par le
bruit vers le lieu où il se passait. Ayant appris pour lors que le soldat
adversaire du mort et fugitif n’était point vêtu d’un uniforme mais qu’il
portait un sarot et qu’on venait d’arrêter près du
poste de Coutance un soldat vêtu de même, qu’on
l’avait conduit à la garde de la place, nous nous y sommes rendu et jugeant par
ses premières réponses qu’il était bien effectivement le prévenu, nous avons
chargé Monsieur le capitaine Tissot de le faire conduire aux prisons sous bonne
et sûre garde. Le lendemain matin ayant appris qu’un charpentier allant à son
travail au dit théâtre avait trouvé, sous la scène, un habit uniforme du
régiment plié et placé dans un coin avec son chapeau dessus, nous nous sommes
fait apporter cet habit et mandant ce charpentier nommé Favre nous avons reçu
sa déposition, ainsi que celles de Chevaley et
Grasset sergent et caporal de la compagnie Fatio dans
laquelle le mort, nommé Joseph Cazel, était placé.
Nous avons ensuite mandé Messieurs Fatio, capitaine,
et Lavouzy, son lieutenant, pour savoir d’eux si le
dit Cazel était bien de leurs soldats et s’ils le
reconnaissaient dans la personne du mort ce qu’ils nous ont confirmé. M. Lavouzy ajoutant qu’il avait ouï dire au soldat Magnin que Cazel avait eu plus
d’une querelle du genre de celle qui l’avait conduit où il était. Nous nous sommes ensuite rendu aux prisons et y avons reçu les
réponses personnelles d’Epiphane Renaud dit Monaco, soldat de la compagnie Le
Cointe, portant son aveu du délit et des circonstances qui l’ont accompagné.
Cherchant à connaître la vérité par les personnes nommées par le dit Renaud
nous avons mandé les soldats Goy et Colombet, témoins
d’une première querelle entre le mort et le grenadier Michel et ayant donné
naissance à celle du dit Renaud. Ce que fait, nous avons ordonné qu’on nous
amena le soldat Cologny prévenu d’avoir le premier
créé par de mauvais propos la rixe entre les nommés Cazel
et le grenadier Michel son adversaire. Ayant appris que cette rixe n’avait eu
aucune suite fâcheuse par la prudence du grenadier nommé Baï,
nous l’avons mandé et reçu sa déposition. Nous avons fait paraître par devant
nous le nommé Favre, vendeur de vin, chez lequel cette rixe avait commencé
espérant qu’il pourrait ajouter à nos connaissances sur son origine mais il ne
nous a rien dit de plus. Nous avons fait chercher les trois filles indiquées
par le prévenu et quelques témoins pour être présents au commencement de la
querelle entre Cologny et Michel ainsi que le soldat
Gros qui est dit avoir eu vendredy dernier une
violente dispute accompagnée d’une grande provocation. Mais ces filles
étrangères n’ont point reparu dans la ville depuis lors et le soldat Gros
déserta le même soir.
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De la Rive, Aud. |
Cazel étant accusé par le détenu
d’être venu le chercher au sortir de la cave de Favre où il buvait en compagnie
de trois autres soldats du Régiment de Nassau nous avons écrit à Monsieur le
major de ce régiment pour le prier de s’informer de leurs noms et de les faire
paraître par devant nous, ce qu’il nous a très gracieusement accordé. Dans
l’intervalle de nos recherches nous avons assigné les Sieurs Dunand, docteur en médecine, Meschinet,
maître en chirurgie et Fine, chirurgien major à l’hôpital général pour procéder
à l’ouverture du corps du dit Cazel et examiner ses
blessures ce qui fut fait hier à 6 heures du soir sous nos yeux. Ayant donné
ordre dès le vendredi au soir au Sieur Hullin,
adjudant du régiment, d’informer sur les baïonnettes dont les combattants
s’étaient servis, il nous a rendu compte de sa mission. Enfin apprenant que le
nommé Lacroix, soldat de la compagnie Caillate qui
avait servi au Régiment du Chablais avec Renaud et Cazel
avait connaissance d’une querelle entre eux dès ce temps-là et non terminée.
Nous nous sommes transporté à la Bourse française où
il est retenu pour une blessure à la main et y avons reçu sa déposition, ce que
fait nous avons été aux prisons et y avons entendu le prévenu en foi de
quoi nous signons le présent verbal.
Interrogation des témoins
Du 6e juin 1783
Louis, fils de Joseph Amaron, de Renan, Baillage de Morges, ouvrier charpentier, âgé de 31 ans, dépose comme suit :
Louis Amaron |
Je travaille au nouveau théâtre pour le compte de Maître Prelioz le jeune, ce soir à environ 8 heures, étant occupé ainsi que Foteran, mon camarade, à poser des courbes aux premières loges, Aguet, soldat dans l’ancienne garnison, qui venait me chercher, m’a dit avec vivacité, viens vite, voilà deux soldats qui se battent. Au même moment j’ai entendu le cliquetis de deux armes que l’on heurte l’une contre l’autre. Nous nous sommes mis à courir pour les séparer, en arrivant je les ai vus distinctement en garde l’un devant l’autre, ayant chacun une baïonnette et se portant réciproquement des coups. Nous avons continué à aller vers eux, mais comme nous en approchions j’ai vu l’un d’eux atteint d’un coup dans le corps qui l’a fait tituber. Son adversaire au même moment lui a arraché sa baïonnette, les a mises toutes deux dans son sein et s’en est allé. Le fugitif est un homme d’environ 20 à 22 ans, de taille moyenne, mince, pâle, visage long, cheveux blonds, il n’avait sur son corps qu’un sarot de toile grisâtre et sa chemise ; il m’a paru Français ; le blessé m’a paru plus âgé, lorsque je me suis rapproché de lui il vivait encore mais il ne faisait aucun mouvement et n’a point proférer de parole, il était étendu sur le dos les pieds du côté des Bastions ; Lecture faite a persisté et a signé avec nous.
Du 6e juin 1783
Samuel, fils de Jean Isaac Jotterand, de Saint-Livres, baillage d’Aubonne, ouvrier charpentier, âgé de 22 ans, témoin…
Antoine, fils de feu Louis Aguet, de Lutry, près Lausanne, charpentier, ouvrier de Maître Boiteux, âgé de 36 ans, témoin…
Dépositions semblables à celle de Louis Amaron
ci-dessus.
Du 7e juin 1783
Jean, fils de Jean Gabriel Favre, d’Ormond dessus, mendement d’Aigle, ouvrier charpentier, âgé de 28 ans, dépose comme suit :
Je travaille habituellement au nouveau théâtre du Bastion Bourgeois, ce matin a environ quatre heures et demi, lorsque je me suis rendu à mon ouvrage, entrant sous la scène pour y prendre une pièce de bois, j’ai trouvé un habit uniforme du Régiment de la République, il était plié dans un coin près de la porte et derrière un petit mur, le chapeau assortissant avec ses marques distinctives était dessus. Pensant qu’il avait appartenu à l’un des soldats qui s’étaient battus hier au soir audit lieu, je l’ai pris et l’ai porté au corps de garde de la place et remis à deux caporaux dudit poste. Les houppes de ce chapeau sont blanche et verte. Lecture faite a persisté et n’a signé pour ne savoir de ce enquis.
De
la Rive, Aud.
Ces ouvriers travaillaient de 4 h.30 à 20
h. Ils ne connaissaient donc pas la semaine de 35 heures.
Du 7e juin 1783
Louis, fils de feu Augustin Chevaley, de Chantor, baillage de Moudon, sergent au Régiment de Nos Seigneurs, compagnie Fatio, âgé de 35 ans, dépose comme suit :
Le
soldat tué hier se nomme Joseph Cazel, il était de
notre compagnie et couchait dans la chambrée que je commande, je n’avais rien
vu en lui jusqu’à ce jour qui fut répréhensible. Je reconnais fort bien le
chapeau qui m’est présenté pour être de la compagnie mais je ne saurais dire
s’il a appartenu audit Cazel ni si l’habit qui
l’accompagne et qui n’a aucune marque distinctive, est le sien, mais je
le croit fort. Lecture faite a persisté et a signé
avec nous. Louïs Chevaley
Du 7e juin 1783
Jean, fils de Pierre Grasset, né à Genève, caporal au Régiment de Nos Seigneurs, compagnie Fatio, âgé de 23 ans, dépose comme suit :
Le soldat nommé Joseph Cazel, fut commandé pour l’exercice à 3 heures. J’étais avec la compagnie, nous y restâmes jusqu’à 4 heures. Elle fut ramenée au quartier, je l’y suivi et je vis ledit Cazel poser son fusil dans la chambre et sortir mais je ne sais où il a été ni ce qu’il a fait. Je suis sorti moi-même le soir et en rentrant j’ai appris qu’il avait été tué. Je reconnais fort bien le chapeau qui m’est ici présenté pour être le sien comme tous les habits des soldats du Régiment se ressemblent je ne puis dire si celui qui est actuellement sous mes yeux lui a appartenu mais je le crois d’autant mieux qu’il me paraît précisément être à sa taille. Lecture faite a persisté et a signé avec nous.
Jean Grasset – de la Rive, Aud.
Du 7e juin 1783
Monsieur Jean François, fils de Jean Antoine Fatio, citoyen, capitaine au Régiment de Nos Seigneurs, âgé de 39 ans, dit comme suit :
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Fatio, capitaine
Hier
peu après l’appel du soir, Grasset, caporal de ma compagnie, vient à moi et me
dit que deux soldats s’étaient battus, dans la salle neuve du Théâtre, que l’un
deux était tué, qu’on l’avait porté au corps de garde des Piedmontais
et que sous peu de temps on le transporterait à l’hôpital général. Je m’y
rendit immédiatement et examen fait du mort, je le reconnu pour le nommé Claude
Joseph Cazel, engagé depuis environ deux mois dans ma
compagnie, il était atteint de deux coups de baïonnette l’un à la poitrine,
l’autre à la gorge et portait tous les signes d’une mort certaine, je demandai
qui était son adversaire, l’on me répondit (mais je ne saurais dire qui) que
c’était un soldat de la compagnie Le Cointe. J’avais ouï dire il y a quelques
jours de Monsieur Lavouzy, mon lieutenant, que ledit Cazel avait eu une querelle avec deux grenadiers du
Régiment mais je n’ai eu aucune connaissance des détails de cette affaire-là.
Il y a environ 15 jours que je fus appelé
à apaiser une rixe qu’il avait avec deux soldats Piedmontais,
avec lesquels il voulait absolument se battre, ce ne fut même qu’en me servant
de mon autorité que je parvins à l’en empêcher. En général il m’a toujours paru
fort chatouilleux, et prêt à s’agrédir avec tout homme
qui lui disait quelque chose qui ne lui plaisait pas et qui voulait lui prêter
le collet.
Lecture faite a persisté et a signé avec nous.
FATIO, Jean François, (1744-1789). Le lundi 26
janvier 1789, le peuple de Genève se souleva
en raison de l’augmentation du prix du pain. Les habitants de Saint-Gervais se joignirent aux mécontents et élevèrent des
retranchements à l’extrémité des deux ponts sur le Rhône. Une grande partie du
Régiment fut rangée en bataille sur la place Bel-Air. Le capitaine Fatio reçut l’ordre de pénétrer dans Saint-Gervais.
« C’était un brave officier, raconte Isaac Cornuaud,
qui avance courageusement à la tête de sa compagnie, mais à peine arrivait-il
sur le dernier pont q’un coup de fusil, parti d’une des maisons vis-à-vis, lui
enleva l’extrémité de l’os du crâne et le jeta sur le carreau. On l’emporta et
sa compagnie rebroussa chemin. » Il mourut le 29 janvier et les Conseils
firent en cette considération à sa veuve et à ses enfants un don de 8750
livres.
Du 7 juin 1783
Monsieur Gabriel, fils de Jean-Antoine Lavouzy, natif,
lieutenant au Régiment de Nos Seigneurs, âgé de 25 ans, déclarant dit comme
suit :
Hier au soir faisant faire l’appel de la
compagnie Fatio, à laquelle je suis attaché, j’appris
que le soldat nommé Cazel qui y manquait avait été
tué peu de moment auparavant, dans le nouveau théâtre et qu’on l’avait porté à
l’hôpital général, qu’il s’était battu pour des filles. J’ai d’ailleurs connu
ledit Cazel pour violent et inquiet quand il avait
bu. Répété lecture faite a persisté et a signé avec nous. Lavousi, lieutenant
de la Rive, Aud.
Lavouzy (ou Lavousi) était natif,
ce qui infirme un peu l’idée qui veut que les natifs n’avaient
pas de droits civiques.
Du 7e juin 1783
Ami, fils d’Henry Magnin, né à Genève, soldat au Régiment de Nos Seigneurs,
compagnie Fatio, âgé de 22 ans, témoin par nous mandé
dit et dépose comme suit :
J’étais de même chambrée que le
nommé Cazel, celui qui a été tué hier, je l’ai
toujours connu homme d’honneur mais prompt et vif. Mercredy
ou jeudy dernier Goy soldat de la compagnie me dit
lorsque je demandai le matin ce que Cazel était
devenu, qu’il était sorti à environ 4 heures avec un grenadier qu’il ne nomma
pas, ajoutant qu’il croyait qu’ils étaient allés se battre. Vers les 8 heures
du matin je vis Cazel entrer dans la chambre, il
était fort agité, ayant l’air en colère, il jetta son
chapeau sur son lit, fit semblant de se baisser, mais je vis distinctement
qu’il avait une baïonnette sous son lit. D’ailleurs je n’ai aucune connaissance
de la querelle qui a été la cause de sa mort, n’ayant même pas vu son
adversaire avant le moment de sa détention. Répété lecture faite a persisté et
a signé avec nous.
Ami
Magnin – de la Rive, Aud.
PB
(A suivre)