ESCALADE 2002

Par Pierre Beausire

 
                                                                                                 

 

 

Histoire inédite racontée par Brunaulieu

 

 

Pour respecter les délais et les impératifs de la mise en page et de l’impression de notre bulletin, cet article – dont le style est largement inspiré par l’écrivain genevois Paul Chaponnière − est composé et publié avant sa lecture lors de la fête de l’Escalade organisée par la SEG le 7 décembre 2002, en espérant que cela ne portera pas préjudice à cette célébration.

 

 

Vous ne connaissez cette histoire dite de l’Escalade que par des « on-dit » contradictoires et fantaisistes émanant essentiellement des souvenirs de Genevois chauvins.

 

J’ai fait récemment la connaissance du fils de Brunaulieu qui m’a révélé la vraie affaire arrivée à son père il y a quatre siècle. Il m’a prié de vous la conter.

François Brunaulieu était alors gouverneur de Bonne en Faucigny, villette à trois lieues de Genève. C’était le fidèle et courageux lieutenant de Charles de Simiane seigneur d’Albigny en Dauphiné, lui-même lieutenant-général de Son Altesse Sérénissime Charles Emmanuel 1er, Duc de Savoie.

Les contemporains de ce duc l’appelaient souvent le « Chat » surnom populaire satirique en raison de sa taille petite et voûtée. Les dictionnaires le citent sous le nom de Charles-Emmanuel Ier le Grand, par dérision probablement.

Mais c’était un vrai duc, puisqu’il remplaça son père, appelé « Tête de fer » sur le trône en 1580. C’était même, dit-on, un grand duc. C’est un vilain oiseau le grand duc, qui regarde de nuit, qui est sur ses gardes la nuit et qui se relève la nuit pour entreprendre ses vilaines affaires nocturnes.

Or donc, il s’était mis en tête, le duc, grand et noir, en voyant de Turin les cimes enneigées du Jura, de s’aller faire du ski aux Crosets, près du passage de la Faucille.

Il chargea son général Albigny d’organiser le voyage. Mais, pour cela il faut traverser le Rhône et, malheureusement, le seul pont utilisable se trouve à Genève,

Ville d’humeur assez soupçonneuse et méfiante puisqu’elle s’est entourée de murailles et de fossés.

Albigny, dès sa prise de commandement en qualité de gouverneur militaire de la Savoie en 1601 avait déjà pleine conscience des préoccupations nocturnes  (qu’on appelle aussi des rêves) de Charles-Emmanuel, son maître, de venir faire un tour par Genève, la nuit.

On eut beau lui dire qu’il y avait aussi de la neige à Megève ; non il voulait aller à Genève, comme ça la nuit – je vous ai dit que le Grand duc est un

 

 

oiseau de nuit – pour embêter les Genevois (il y en a qui dise Gen’vois et d’autres G’nevois). Ils ne le verraient point tout de suite, puisqu’il fait nuit… Et le matin en se réveillant, oh ! surprise ils le verraient… content… lui, pas eux.

Mais je crois que le coup de la neige, c’était un prétexte. Ah ! la belle ville que Genève, où il y avait des foires et des marchés, même un marché aux puces où on pouvait trouver des vieilles choses, des pistolets, des échelles, des marmites, des montres, il paraît même qu’il y a des boîtes de nuit. Et puis certains malins avaient inventé le troc de l’argent, avec emprunts et prêts et tout. On appelait ça une banque, il y en a encore une près du Rhône. Comme dans un jardin, on faisait un grand trou on mettait l’argent dedans et on attendait qu’il fructifie. Mais il ne fallait pas attendre trop longtemps car il y avait d’autres malins et demi qui venaient nuitamment presque tout cueillir.

Enfin, là n’est pas encore le problème.

Brunaulieu, donc, principal auteur et promoteur de l’entreprise, laquelle avait été couvée et tramée depuis longtemps par le Grand duc, le vilain oiseau de nuit n’est-ce pas, avec la complicité d’Albigny, se chargea d’aller à Genève, plus d’une fois au plus épais de la nuit, pour mesurer les murs afin de confectionner des échelles dans le dessein d’entrer dans la ville la nuit en escaladant les murailles.

Il avait même trouvé un endroit, du côté de la porte de la Monnaie, où il n’y avait point de sentinelle et une guérite vide. « Nous passerons par là » dit-il à son compagnon le capitaine Bernardin Monneret dit La Rudesse qui n’était pas un tendre, on peut le penser. Cependant par prudence il s’était fait tout de même donner l’extrême onction par le père Alexandre, jurant qu’il ne voulait plus vivre s’il faillait à son dessein.

Je pensais bien que ce n’était pas un voyage touristique, de jour, avec le soleil qui rayonne et le ciel bleu qui vous tend les bras. Non, de nuit qu’il avait dit le Grand duc. Et la nuit la plus noire encore, la plus sombre, la plus obscure, de ces nuits où tu ne sais plus où tu es, de ces nuits où on se mettrait le doigt dans l’œil qu’on ne le verrait pas.

Ainsi, ils étaient environ 4000, Espagnols, Italiens, Français et quelques nobles savoisiens (ça existe aussi), bardés de fer et noirs comme la nuit, et qu’ils n’y voyaient rien parce que c’était la nuit la plus noire. Le 12 décembre pour les Genevois qui n’avaient pas entendu le pape Grégoire XIII décréter que le 12 serait dorénavant le 22. C’était donc le 12 pour ceux qui étaient à l’intérieur et le 22 pour les autres. Mais cela ne changeait pas la nuit qui était la plus noire.

Venus nuitamment, Brunaulieu devant ; Albigny ensuite qui tournait comme une hélice pour pousser tout son monde sur les remparts et le Grand duc noir derrière qui attendait au château d’Etrembière.

Les gens prévus pour l’escalade sont d’abord descendus dans les fossés, repérés comme on le sait maintenant par Brunaulieu, puis ils ont dressé les échelles noires comme la nuit qui était la plus noire.

D’abord c’était une toute petite échelle, et puis tu décrochais quelque chose que tu n’avais pas vu, de nuit, et voilà une nouvelle échelle qui se montait sur la première, que ça te faisait comme qui dirait deux échelles que tu as mises bout à bout, et puis tu redécrochais encore quelque chose qu’on ne voyait pas parce que dans la nuit quand elle est noire on ne voit rien et que voilà une troisième échelle qui, mise au bout de la seconde, en faisait qu’une au lieu de

 

 

 

deux que tu avais avant. Alors tu regardais les trois échelles et tu n’en voyais qu’une. Est-ce clair ?

Après cela, tu montais en t’aidant de tes pieds et de tes mains. Au sommet du mur tu te couchais pour ne pas être vu de l’un de ces « courtaux de boutique » comme les appelle le Grand duc. Quelqu’un te donnait la main pour t’aider à enjamber le parapet. Le capitaine Sonnas, pas très agile, est même tombé avant de monter. Albigny, qui surveillait, lui remit le cœur au ventre à grands coups de pied, où ? je ne peux le dire puisqu’il faisait nuit. Cela ne lui a pas réussit car il avait mal au dos et ne pouvant plus courir il fut fait prisonnier.

Cependant il y un habitant de cette ville endormie la nuit, François Bousezel qu’il s’appelait, qui entend un petit bruit. Curieux comme un Genevois peut l’être, il se penche et dit, « de bleu de bleu, qui c’est ? silence on dort » Et voilà-t-y pas que son doigt tremble et fait partir son coup d’arquebuse. Charrette ! qu’il fait en entendant battre le tambour et les cloches qui brinqueballent, j’ai réveillé tout le monde. Il en est mort d’un coup de poignard.

Tous ces tadiers sont descendus dans la rue pour voir, dans la nuit tu peux pas voir ! alors ils ont pris leurs piques, leurs sabres et tout ce qui leur tombait sous la main, et surtout leurs torches et leurs lanternes, parce qu’il faisait nuit, pour nous tomber dessus sans ménagement.

On avait bien envoyé notre pétardier de service, je crois qu’il s’appelait Picot, pour faire une brèche dans la porte, mais un gros dégourdi, du nom d’Isaac Mercier, lui a fait tomber la herse sur la tête.

Alors c’est la bagarre générale, ils nous tiraient dessus même avec un canon. A ce bruit, l’Albigny croit que c’est le pétard, il envoie un cavalier (coureur-messager) avertir le Grand duc noir qui danse de joie en criant « Vive Espagne, vive Savoie, ville gagnée ».

Mais c’est pas ça ! qu’il lui crie Brunaulieu, en tapant des pieds. Ils nous ont cassé nos échelles ! Et nos lascars tombent dans les fossés. Ceux du haut tombent d’en haut et ceux du bas tombent d’en bas.

La porte est fermée, le pétardier n’a pas fait péter son pétard. On ne sait plus par où sortir, on tourne en rond, vous pensez la nuit noire.

C’est alors qu’ils se sont retrouvés quelques-uns au passage de la Monnaie, où un rusé lyonnais, du nom de Pierre Royaume, potier d’étain, qui habite au-dessus de la porte, en bas de la Corraterie, frappe de la monnaie pour remplacer celle qu’on lui a prise dans la banque précitée.

Pendant ce temps, sa femme fait cuire la soupe.

Et ce n’est pas une mince affaire, à cette époque, de faire bouillir la marmite, c’est généralement un chaudron en bronze, pesant parfois jusqu’à 14 kilos, suspendu à une crémaillère au-dessus de l’âtre. Il y en a plusieurs sortes évidemment (des pots, des casseroles, des casses, des cassettes) mais les Genevois que je connais utilisent plutôt une marmite à trois pieds. Il faut une belle énergie pour faire bouillir cette soupe, chercher l’eau à la fontaine, la monter à l’étage et remuer le potage avec un gros bâton.

J’ai appris plus tard que cette femme s’appelait Catherine et qu’elle avait une cinquantaine d’années. Qu’est-ce que ces Français venaient faire à Genève, avant nous, puisqu’il paraît qu’ils étaient là depuis 1572 et qu’ils ont en plus été reçus à la bourgeoisie en 1598.

Bon, mais qu’est-ce qu’elle a fait la Catherine ?

Elle a lancé sa marmite par la fenêtre, c’est un soldat qui la reçue sur la tête et il en a été occis. Il y a toujours des gens pour vous dire que ce n’est pas

 

vrai, que c’est une légende, mais moi qui vous parle, mon père a dit qu’il avait les cheveux pleins de riz et du persil dans les narines. N’empêche, le père Royaume n’a pas dû être content en rentrant chez lui, lui qui n’aimait pas jeter l’argent par les fenêtres, allons, allons pas la soupe ! et avec la marmite ! Maintenant dans les confiseries, sur ordre de la police, la marmite est en chocolat, c’est moins dangereux

Alors, me direz-vous, mon père dans tout ça ? Eh ! bien, courageux et peut-être téméraire, il a refusé, pour ne pas survivre à sa défaite, de se laisser dévaler du haut de la muraille avec des cordes, il voulut rejoindre la porte Neuve et là il préféra se battre et mourir sur place l’épée à la main.

Son compère La Rudesse, qui finalement était plus faux jeton, que rude et courageux, vint jusqu’aux fossés, monta à l’échelle, se sauva tout de suite et s’estropia en sautant par-dessus la muraille. Il continua ensuite, paraît-il, à espionner Genève et pour cela fut pendu en 1612.

Albigny perdant son plus fidèle capitaine donna l’ordre de la retraite et rentrant à Etrembière où l’attendait le Grand duc noir, celui-ci lui dit ce n’est pas une escalade que vous m’avez faite là mais une belle cacade.

Aux assaillants qui n’étaient pas morts, pour leur apprendre à vivre en paix, on leur a coupé la tête et puis on les a pendus, ou le contraire, je n’ai pas pu vérifier ces faits avec certitude.

P. B.

Letizia Pitigliani. La Mère Royaume. Aquarelle.

 

L'exposition de Letizia Pitigliani "L'Escalade" réunissant 20 aquarelles se tient à la Galerie Patrick Cramer qui a également édité le livre "L'Escalade" contenant une préface et une postface de Alain Hidber, historien et président du Cercle d'Etudes et de Reconstitution historiques de Genève et la reproduction en couleurs des aquarelles, chacune précédée d'une explication historique de Catherine Fuchs.

 

Le livre (22,5 x 26,5 cm) de 48 pages, 21 reproductions en couleurs peut être acquis lors de la visite de l'exposition ou commandé à la Galerie Patrick Cramer, 13, rue de Chantepoulet, 1201 Genève, Tél. 022 732 54 32, Fax 022 731 47 31, e-mail pcramer@cramer.ch au prix de Fs. 30.- ou de Fs. 35.- avec le CD reproduisant les œuvres.